Depuis ma première visite sur l’ile d’Ægine, en 2013, je pense au thème du rêve de la seconde maison. Le rêveur réalise que, à côté de la maison où il se trouve, est une seconde maison, souvent identique à la sienne, ou très proche, mais qu’il n’a jamais visité. (Le même thème peut se décliner lorsque le rêveur, dans sa propre maison, réalise qu’il existe une pièce qu’il n’a jamais visitée).
Le rêve de la seconde maison indique qu’une préoccupation familière mais trop longtemps délaissée se manifeste à vous. Il existe, tout proche de votre train-train quotidien, un monde entier qui sollicite votre attention. Comment vous avez pu l’ignorer toutes ces années alors qu’il était devant votre nez, c’est un mystère. Cette quantité d’énergie que nous dépensons à ne pas penser aux choses !
Je n’avais jamais rapproché ce thème d’une histoire de ma vie. Avant que j’aie 20 ans, ma mère a acheté un appartement sur plans. Je vivais rue Gabriel Péri, et depuis la fenêtre on pouvait voir les travaux du prochain immeuble se dérouler dans l’ordre (de l’autre côté du terre-plein ombragé par mon cèdre du Liban), si bien que nous disions souvent que nous allions déménager en face de chez nous. Je ne sais plus si j’ai eu un jour les clefs de ces deux appartements simultanément où si je l’ai rêvé, mais le déménagement eu tout d’une sorte de transhumance.
Cette nuit (nous sommes le 21 février), j’a rêvé que je vivais dans la seconde maison dont nous rêvons tous. Ce n’était pas ma maison, mais j’y vivais, peut-être même afin de ne pas vivre là où on m’attendait. Je savais obscurément que cette maison était celle de mes grands parents Dandrieux (chez mes ancêtres). Le téléphone a sonné et une femme charmante, ravie de m’avoir retrouvé, m’indiqua qu’une lettre recommandée m’attendait à la Poste. Je suis devenu inquiet, car les lettres recommandées signifient souvent la volonté d’un créditeur. Pour aller chercher cette lettre, cependant, j’imaginai un grand voyage, et, dans mon rêve, une figure féminine me donnait mon passeport, ce qui me rasséréna tout en me privant de l’occasion de me soustraire à ce trajet. La lettre qui me parvenait contenant sans doute une grande dette, et bien qu’elle m’ait été destinée, à moi personnellement, il me semblait qu’elle avait longtemps cherché à trouver un Dandrieux, n’importe quel Dandrieux, et que j’en avais hérité, comme on hérite de nombreuses autres choses au travers des générations, car je me trouvais dans leur maison et non à ma place.
En somme, si je repense à ce thème du rêve de la seconde maison comme à ma vie et à l’endroit où je me situe en elle, quelque chose me dit que j’ai passé trop de temps dans cette aile inconnue, ou cette maison exotique, me persuadant que c’était là la preuve d’une hardiesse que l’on pourrait retracer jusqu’au passé de chasseur de mon père. Mais tout porte à croire que quelque chose en moi s’octroie là la misérable vacance de ne pas prendre soin d’abord de son ménage, et que, comme punition, je commence à me charger de l'inaccomplissement des véritables habitants des lieux que je viens usurper.
De quelqu’un dont l’arrière grand père est mort à la Guerre, dont le grand père est revenu en parlant allemand et dont le père a quitté son île, on pourrait attendre qu’il accueille avec tendresse la fatigue du voyage, qu’il ait, comme parce que ses os sont tant usés, la sagesse de l’âtre et le désir d’être entouré par les siens, assis dans le confort de ses fantômes alors que la pluie bat sur les carreaux des fenêtres. Quand apprendrait-il (et je tente de généraliser ce texte biographique pour en faire une fiction) qu’à force d’aller voir là-bas s’il y est, il laisserait se dépeupler les lieux en nombre infinis qui l’avaient accueilli et voulaient du bien à son âme ? A celui qui a déjà décidé de repartir, toute la Sainte Paix du monde ne peut être qu’un répit.