Now
Season
Rien de plus beau que quelqu'un qui est absent de sa propre beauté

Rien de plus beau que quelqu'un qui est absent de sa propre beauté

À Ægina
En June 2013
C'était l’été
Ref 331.36a

Rien de plus beau que quelqu'un qui est absent de sa propre beauté. Une personne dont la beauté se déroule sans elle, ou à travers elle, et sans qu’elle ne s’en aperçoive. Un humain dont la beauté se déploie sans qu’il ne la soupçonne. Ces gens sont toujours là, sous les bougainvilliers, cependant la sensibilité qui nous permet de nous rapprocher d’eux est de plus en plus frêle. Comme si taire une chose, fût-elle physique, c'était atteindre à sa richesse. Comme si se réserver, c’était perdre en valeur. Comme si retirer notre présence devait la rendre moins précieuse. Les gens et leur beauté modeste me manquent. Elle me manque leur douceur absente, leur démarche sans travail, leur vêtement sans sueur.

Pendant 20 mois, la pandémie nous a retiré la société. Voilà donc ce que je nous souhaite. A tout ce que le monde porte de m’as-tu-vu, je souhaite de guérir. Et grâce à toute la force cachée du monde, je nous souhaite de nous retrouver, mais sans compensation. De nous faire la bise de nouveau, mais sans outrage, sans surfaire. De nous regarder sans effets spéciaux. De voyager sans vengeance. De danser sans rattrapage. De reconstruire sans représailles. De refaire société sans devenir des revanchards. Sans essayer de rattraper ce qui aurait été perdu. En ne tombant pas dans le piège du sentiment d’injustice. Rien ne nous a été retiré. Tout est juste là, bien avant le meta, déjà enroulé. Le monde existe en dépliage.

Un homme est riche en proportion du nombre de choses qu'il peut arriver à laisser tranquilles.

Un homme est riche en proportion du nombre de choses qu'il peut arriver à laisser tranquilles.

À Ægina
En June 2013
C'était l’été
Ref 331.34a

Ce qui se trouve au cœur de l’ile d’Egine est un sentier. Lorsqu’on le suit sous le soleil, il fait passer par un chapelet de trente-trois églises, dont plusieurs sont effondrées. Juste devant le chemin se trouve le monastère consacré à Saint Nectaire. Je pense souvent à la petite cour du monastère, à son silence de vent, au peuple recueilli. Et ceux qui y sont venus y pensent aussi.

On y vient faire le tour des reliques de Saint Nectaire. Surtout de belles dames qui portent avec elles leurs histoires intérieures et toute la profondeur des âges immenses de l’humanité dont seuls les rides et les jupons froissés peuvent rendre compte. Elles approchent la pierre et écoutent la pierre, comme si Saint Nectaire allait leur parler. Tout est si pieux ! Nous nous assoupissons sur les tuiles brunes à quelques metres de là, entre le bruit des pas, buvant de l’eau.

La précarité n’est pas le sentiment d’être dans des sables mouvants. La “précarité” est l’état de vivre sur les rares cultures “obtenues par la prière”. Dons fragiles, périssables, voués à la mort, comme le sont tous les rêves de fleurs, ou chaque objet emporté par un réfugié. Je nous souhaite de savoir reconnaître cela. Nul besoin que les saints répondent ! Chaque exaucement est un pas vers l’ennui. Laissons suspendus tous les mystères, et tous les hélas. Des générations cachottières ont œuvré à sauver quelques non-dits où l’on puisse encore se nicher. C’est seul dans ce qu’il subsiste de ces terres inviolées que peut se déployer la précarité vivace qu’on appelle l’aventure. Ne l’épuise pas, de la dis pas toute en entier. Laisse leurs robes aux secrets car ils sont le refuge profond où les forcent recommencent. Ecoute la tombe qui ne te dira rien, ce sera déjà un temps repris aux pioches et aux ongles qui en convoitent les trésors.

C’est ce que je nous souhaite : je nous souhaite de poser tous ces batons techniques avec lesquels nous allons touiller, agacer la matière même de la paix. Je nous souhaite de nous souvenir (comme Thoreau assis inspectant la campagne) qu’un homme est riche en proportion du nombre de choses qu'il peut arriver à laisser tranquilles.

Le répit et la Sainte Paix

Le répit et la Sainte Paix

À Ægina
En May 2013
C'était le printemps
Ref 331.15a

Depuis ma première visite sur l’ile d’Ægine, en 2013, je pense au thème du rêve de la seconde maison. Le rêveur réalise que, à côté de la maison où il se trouve, est une seconde maison, souvent identique à la sienne, ou très proche, mais qu’il n’a jamais visité. (Le même thème peut se décliner lorsque le rêveur, dans sa propre maison, réalise qu’il existe une pièce qu’il n’a jamais visitée).

Le rêve de la seconde maison indique qu’une préoccupation familière mais trop longtemps délaissée se manifeste à vous. Il existe, tout proche de votre train-train quotidien, un monde entier qui sollicite votre attention. Comment vous avez pu l’ignorer toutes ces années alors qu’il était devant votre nez, c’est un mystère. Cette quantité d’énergie que nous dépensons à ne pas penser aux choses !

Je n’avais jamais rapproché ce thème d’une histoire de ma vie. Avant que j’aie 20 ans, ma mère a acheté un appartement sur plans. Je vivais rue Gabriel Péri, et depuis la fenêtre on pouvait voir les travaux du prochain immeuble se dérouler dans l’ordre (de l’autre côté du terre-plein ombragé par mon cèdre du Liban), si bien que nous disions souvent que nous allions déménager en face de chez nous. Je ne sais plus si j’ai eu un jour les clefs de ces deux appartements simultanément où si je l’ai rêvé, mais le déménagement eu tout d’une sorte de transhumance.

Cette nuit (nous sommes le 21 février), j’a rêvé que je vivais dans la seconde maison dont nous rêvons tous. Ce n’était pas ma maison, mais j’y vivais, peut-être même afin de ne pas vivre là où on m’attendait. Je savais obscurément que cette maison était celle de mes grands parents Dandrieux (chez mes ancêtres). Le téléphone a sonné et une femme charmante, ravie de m’avoir retrouvé, m’indiqua qu’une lettre recommandée m’attendait à la Poste. Je suis devenu inquiet, car les lettres recommandées signifient souvent la volonté d’un créditeur. Pour aller chercher cette lettre, cependant, j’imaginai un grand voyage, et, dans mon rêve, une figure féminine me donnait mon passeport, ce qui me rasséréna tout en me privant de l’occasion de me soustraire à ce trajet. La lettre qui me parvenait contenant sans doute une grande dette, et bien qu’elle m’ait été destinée, à moi personnellement, il me semblait qu’elle avait longtemps cherché à trouver un Dandrieux, n’importe quel Dandrieux, et que j’en avais hérité, comme on hérite de nombreuses autres choses au travers des générations, car je me trouvais dans leur maison et non à ma place.

En somme, si je repense à ce thème du rêve de la seconde maison comme à ma vie et à l’endroit où je me situe en elle, quelque chose me dit que j’ai passé trop de temps dans cette aile inconnue, ou cette maison exotique, me persuadant que c’était là la preuve d’une hardiesse que l’on pourrait retracer jusqu’au passé de chasseur de mon père. Mais tout porte à croire que quelque chose en moi s’octroie là la misérable vacance de ne pas prendre soin d’abord de son ménage, et que, comme punition, je commence à me charger de l'inaccomplissement des véritables habitants des lieux que je viens usurper.

De quelqu’un dont l’arrière grand père est mort à la Guerre, dont le grand père est revenu en parlant allemand et dont le père a quitté son île, on pourrait attendre qu’il accueille avec tendresse la fatigue du voyage, qu’il ait, comme parce que ses os sont tant usés, la sagesse de l’âtre et le désir d’être entouré par les siens, assis dans le confort de ses fantômes alors que la pluie bat sur les carreaux des fenêtres. Quand apprendrait-il (et je tente de généraliser ce texte biographique pour en faire une fiction) qu’à force d’aller voir là-bas s’il y est, il laisserait se dépeupler les lieux en nombre infinis qui l’avaient accueilli et voulaient du bien à son âme ? A celui qui a déjà décidé de repartir, toute la Sainte Paix du monde ne peut être qu’un répit.