Pour rejoindre JP, qui m’attend dans une autre section de New-York moins bruyante, moins empilée, j’attrape un taxi. Je ne sais pas véritablement où nous allons, la seule chose que je possède sont les indications que JP m’a données, et le taxi imagine déjà me fournir un service de bonne qualité en m’assurant qu’il connaît le lieu, le meilleur chemin absolu pour le rejoindre ainsi que l’influence de nombreuses variables sur ce chemin. Moi je garde un oeil sur le compteur car je sais que dans mes rêves je n’ai jamais la bonne monnaie ou bien la bonne devise pour payer mes rencontres.
Nous parvenons aux grilles d’une grande villa. En descendant de la voiture, j’aperçois JP, en tenue de tennis, de l’autre côté d’un vaste par-terre herbu, rond et sauvage comme une colline. «Combien vous dois-je» dis-je au chauffeur. «Pour le trajet, c’est 70 dollars» me répond l’homme, qui, en sortant à son tour de la voiture, révèle une taille et une maigreur insoupçonnées. «Mais, dis-je en tremblant, le compteur indiquait 27 dollars». «Vous ne pouvez pas savoir combien coute l’essence, ni les pièces de rechange, ni tous les autres paramètres qui déterminent le prix qui vous sera demandé» me répond le conducteur. «Ce ne sont pas des choses que vous pouvez connaître, et elles influencent parfaitement le prix de la course, comme le temps qu’il fait, l’alignement des astres, ou le vent ou la déclivité du terrain».
Je regarde dans mon porte-feuille et vois 45 dollars que je lui tends en disant «voilà tout ce que j’ai, 27 dollars pour le compteur et 28 dollars de tip». L’homme remonte dans sa voiture sans un bruit, mais je sens de l’amertume et aussi une résignation qui ne se forge que dans l’habitude. Je m’accroche à sa fenêtre en psalmodiant avec soudaineté «ne partez pas, je dois vous régler ce que je vous dois. Par ailleurs, j’ai toujours une carte, et vous pouvez recevoir des paiements par carte.» Mais notre différent n’a plus rien à voir avec l’argent, il est devenu une question de blessure et d’égo qui nous déparie. Lorsque le conducteur est parti, je reste avec JP à regarder la grille, en me demandant ce qui va se passer, un peu honteux de compter que, dans l’affaire, j’aurais tout de même gagné une course gratuite, puisqu’il a refusé tout mon argent.
Un petit vent fait du silence sur la plaine et du bruit en se glissant entre les barreaux de la grillse. Puis un autre homme, encore plus grand et encore plus maigre que le chauffeur de taxi, se présente à la grille. Il me fait signe de m’approcher avec un ton policier typique aux forces américaines : agressif, obstructif, écrasant, l’inverse de la justice. Il m’accuse immédiatement de ne pas avoir réglé ma course de taxi, et m’annonce que dorénavant je serai parqué ici, dans cette immense villa, sans espoir d’en sortir. J’essaie bien de lui expliquer que non seulement le compteur dément les propos du conducteur, mais aussi qu’il a refusé que je le paie en carte. Il semble que, parce qu’on m’accuse, tout ce que je dis soit une manière de me défendre, et donc sujet à la suspicion. Son principal soucis n’est pas tant de régler cette histoire que de montrer au plaignant qu’il a le droit absolu de faire valoir sa parole.
A la manière des conjurations japonaises, l’homme placarde un bout de papier sur la grille de la villa, sur lequel il ajoute quelque cryptogramme légal indiquant publiquement, à mes contemporains et aux dieux curieux, les chaines de ma sentence. Moi je regarde par dessus mon épaule le domaine qu’il me reviendra désormais de hanter, la colline qui mène à la villa, ses herbes qui poussent à vue d’oeil, les haies qui séparent les allées, les recoins qui scindent et multiplient les sentiers, et le lent paysage horizontal qui est une métaphore de l’égalité et de l’imminence chaque fois renouvelée de l’aventure ; sans trop de peine, je regarde.
Rêvé à Vence, le 29 avril 2011