Regarder partir les chats
Pendant longtemps, quand on me demandait pourquoi je prenais des photographies, je parlais de la mémoire, je disais que si je parvenais à terminer chaque année avec une bonne photo, alors, quand je serais vieux et gris et plein de jours, j’aurais au moins cinquante bonnes photos autour de moi pour me rappeler le passage des ponts, les femmes et les longs courants salés de mer qui auraient peuplé ma jeunesse.“Et quel homme a besoin de cinquante photos”, rêvais‑je ? Attraper quotidiennement les raretés de la ville, les petites vies imaginaires du paysage aux fenêtres des trains, les visages de mes amis, était devenu comme un yoga, un joug (les mots sont de la même famille), à la fois un rituel, une astreinte et une discipline intime.
En 2003, une vague de chaud appesanti l’Europe. Cet été, je vis mon père pour la dernière fois de son vivant, et des montagnes en feu entre Bari et Campo Basso. Il y avait une blague, lorsque quelqu’un frappait à la porte de la rue Rameau où j’habite, qui était de prédire l’entrée de mon père, et cette blague était une façon de jeunes hommes de conjurer la mort. Quand mon père est mort, c’était 2009. Puis H. est partie. J’avais passé trente ans à me préserver, à trouver, à faire attention. Prendre des photos était une autre de ces manières de faire du trésor, d’accumuler, de garder les choses près de moi. Depuis, j’ai vu la mer en bicyclette, je me suis salement blessé, les sirènes de certaines célébrités se sont désintéressées de moi, et les précipitations qui me flattaient me donnent maintenant soif de calme et de concentration.
Peut-être qu’une histoire personnelle est moins la liste patiente des images gardées près de soi que la chronique des choses qu’on a laissé partir, d’elles-mêmes, de ce qu’on a su ne pas retenir. Cependant à chaque fois, mon côté garçon des banlieues qui m’attache à l’honneur me fait tenir à ce moment de l’au-revoir, si humain et si précieux, où deux personnes qui s’éloignent s’accordent symboliquement sur ce qu’elles ont partagé, donnent une dernière fois pour sceller la pierre de la caverne d’où sortent la nuit les fantômes des dettes. Si tu as regardé un félin que tu caressais s’éloigner de toi sans se retourner, alors tu sais, dans ces départs, ce que le coeur recherche et que les félins ne rendent pas.
Maintenant, nous sommes tous photographes. Et si je devais nous donner un conseil (mais peut-être ne le devrais-je pas, chaque homme doit se forger son yoga par lui-même), je nous dirais d’être plus indulgent vis-à-vis des photos que nous manquons ou que nous ne prenons pas, de ne pas s’irriter et de ne pas en vouloir au petit dieu du déclencheur enrayé, à la courroie qui n’a pas ramené le boitier assez vite, à la lumière oblique qui frappait le mauvais œil. Les images ne nous doivent pas d’advenir, et il en est ainsi également des relations amoureuses et d’un grand nombre d’événements. Nous, cependant, qui nous y dévouons tant, les appesantissons de richesses magiques, de l’or dont on se raconte qu’il doit les combler, mais dont nous espérons secrètement qu’il les ralentira assez pour qu’elles ne s’échappent pas. Il faut avoir eu un chat pour ne plus embarrasser la réalité de notre amour.