Un grand rassemblement, dans ce qui est d’abord une chambre, puis devient un chalet puis une propriété de montagne en surplomb de la ville à force que je le parcours. H., qui possède ce lieu à la marge, par un jeu de familles, reste introuvable. Je socialise gaiement, mais le regret me prend de laisser ce lieu sauvage et multiple à l’abri d’un bon photographe ; je décide de partir à l’aventure. Cependant, puisque H. peut se cacher quelque part, mieux vaut être préparé, et ne pas ressembler à ce que j’étais lorsque nous nous sommes quittés (j’ai une tendance à la fixité). Je décide par exemple de prendre un Leica numérique.
Je déambule sagement dans l’immense préau entouré par des coursives et des fenêtres à carreaux en attendant la photo. J’ouvre certaines portes, il y a des ateliers avec des rubans, des ciseaux, des couleurs ; la famille d’H. doit prêter ce lieu à toute sorte de passionnés. Soudain j’entends du bruit. Un père et son petit blondinet entrent dans un hall qui aboutit à ma position. Je me cache derrière une porte et écoute. «Mais papa il faut que ça sorte» dit le petit, puis, en se grattant la pluma «ces herses qui pointent de mon dos c’est pas normal, c’est pas normal». Je vois sur le visage de l’homme qu’il sait son enfant condamné à une atroce transformation, mais qu’une décision féminine qui le dépasse le fige dans le silence. C’est la photo. Je tourne les boutons du boîtier comme à mon habitude mais je ne comprends rien aux trigrammes et aux indicateurs des réglages. Je sais exactement ce que je cherche mais la continuité entre la caméra et moi est rompue ; fichu numérique.
Automatiquement, je regarde dans l’objectif — sait-on jamais que le bon bouton se présente — et il se passe alors cette chose : un violent trans-trav déforme jusqu’au gigantisme le père que je visais. La porte vitrée derrière laquelle je me cachais est abolie, ainsi que tout ce qui est hors du cadre, la lumière s’accorde avec ma position et une vague peu haute mais très longue inonde le hall, le préau et le paysage. Je m’agenouille en levant les bras pour sauver l’appareil qui est électrique, et me baigne dans le sentiment de concorde universelle qu’apporte le moment où un homme a le courage de prendre une bonne photographie. Très haut au dessus de moi, l’immense père pleure gravement sur le destin qui attend son fils, et je suis si petit, si lointain à ses yeux que mes déclenchements sont (littéralement) des vaguelettes qui heurtent ses chevilles.
Plus tard, Dante me voyant revenir au chalet, il me dira de suite qu’H. n’est toujours pas revenue. Nous avons déjà commencé à nous balader ensemble en direction de la ville qu’il rajoute «mais je sais où elle se trouve. Je vais t’y emmener». Je commence à être fatigué de ce rêve qui me fait un peu courir. Dans la vile, il y a des sortes de cycle-taxis qui portent des touristes mais dont la démarcation commerciale est qu’ils pédalent à l’envers. C’est une très mauvaise idée et la circulation nous en offre plusieurs preuves. «C’est ici», me dit Dante, en me montrant un quartier entier de la ville sur lequel le soleil se couche. Je sais qu’il sait exactement où elle se trouve, car il aurait trop peur de me décevoir. Mais c’est justement cette précision qui me freine. Je n’imaginais pas cela comme ça, surtout après cette après-midi ; nous devrions nous rencontrer malgré nous, pas nous chasser. Depuis les hauteurs d’une bretelle de béton suspendue, je regarde les voitures et les feux, puis je me regarde moi-même. A mon poignet gauche les rubans n’ont pas beaucoup changé, j’ai mon t-shirt beige de camping, un Leica numérique que je ne maîtrise pas ; ce n’est pas la personne que je souhaiterais présenter, pas après tout le travail que j’ai fait pour devenir quelqu’un de sympa. «Mais comment sais-tu où elle se trouve exactement», demandais-je à Dante. Et Dante me regarde et me répond «je l’ai su par la sémiotique du koala». Cela fait sens, mais faut-il lui faire confiance?
Rêvé à Paris, novembre 2011