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Pour moi aussi c’est la nuit — cela n’est-il pas une consolation?

Pour moi aussi c’est la nuit — cela n’est-il pas une consolation?

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 276.16

Les vecteurs du rendez-vous nous avaient été confiés de manière à ce que nous sachions exactement lorsque nous serions arrivés, sans que pour autant, tout le long du trajet, nous n’ayons une idée parfaite des paysages et du terrain où se déroulerait l’échange.

Finalement, il s’agissait du point exact où le désert devenait la plage et la mer. De longs navires foncés avaient péri dans les bancs de sable, et ils étaient la seule note de noir parmi les ors des dunes et le bleu successif des vagues et du ciel.

Mon compagnon et moi, qui avions marché dans l’angoisse, attendions désormais. Au bout d’un moment qui parut trop long, un homme portant une lance nous ramena dans les tourbillons nos pères, dont les jambes et les mains portaient les fers. Il les conduisit devant nous et nous pleurâmes devant leurs visages rendus. Leurs muscles étaient saisis par la lumière, la faim, la marche et quelques jeux de cirque avaient tendu leur chair. Leurs yeux étaient clairs et leur barbe arrêtait les raillements du sel et le fouet des vents.

L’homme s’en alla, mais son visage calme me fit craindre que quelqu’un d’autre, ailleurs dans le monde, avaient reglé la somme de cet échange, et que nous ne pourrions jamais solder ce compte, où que nous chercherions ensemble et à jamais à le solder ; et nos pères furent aussi libres que nous.

La plage est une discontinuité imaginaire entre la mer et le désert, elle relie ce qui n’est pas séparé.

Paris, 3 février 2011

Ou : même parabole racontée par Rainer Maria Rilke : « mon ami, écoute une toute petite histoire. Deux âmes solitaires se rencontrent dans le monde. L’une de ces âmes fait entendre des plaintes et implore de l’étrangère une consolation. Et doucement l’étrangère se penche sur elle et murmure : pour moi aussi c’est la nuit. — Cela n’est-il pas une consolation ? »

Je vais acheter des cannoli à  la pâtisserie Sicilienne-Suisse

Je vais acheter des cannoli à la pâtisserie Sicilienne-Suisse

En June 2007
C'était l’été
Ref 173.37

Dans le restaurant où je suis bien décidé à manger mon repas tout seul, sans plus attendre qui que ce soit, un homme entre. Grand, un peu blond, très américain. Méritant. Etait dans l'armée, ou y est encore. Habitué au pouvoir et à chiquer des cigars importants. Il parle aux serveurs, car tout cela ne va pas du tout, les tables, l’organisation, le restaurant, et ça va devoir changer. D'ailleurs, on ne peut pas manger dans cette salle. Surtout pas avec les femmes (très blondes, très méritantes) qui l'accomgagnent, comme on accompagne un plat de résistance. Un peu gêné, le placeur réfléchit à ce qu'il va pouvoir faire. Moi que le pouvoir n'interesse que sous forme de secret, et qui voudrait manger en paix, je lui fais un signe bien entendu, qui recommande la salle du dessus, où de toute façon il n'y a jamais personne. Le placeur, dont le métier est de créer des clients, me fait comprendre ma bonne idée.Une dernière chose avant de monter. Les violonistes de notre étage vont s'entendre là haut, et il s’agirait de ne pas être dérangé, regardez le plafond, il est si fin. La salle entière s'impatiente du départ de l'américain, je le vois glisser un pour-boire énorme au groupe de musique pour qu'il s'arrête de jouer et je me dis que dans ce geste (payer contre la musique), il y a quelque chose d’héroique et de naïf.Rome, 29 Août 2007

Une nuit, chez Roberto, à  parler du poids des livres

Une nuit, chez Roberto, à parler du poids des livres

En June 2007
C'était l’été
Ref 173.19

Parce qu’il est de plus en plus difficile de trouver un bon tireur noir et blanc pour la photographie, j’ai dû me tourner vers un vieil homme grisonnant, assez doué et radotant. Seulement voilà, il se déplace partout à Paris sur un haut tracteur flottant, empruntant les canaux de la Seine, tournoyant pour éviter les autres tracteurs lorsque l’inertie les rapproche dangereusement, et ses longues planches contact, qu’il me livre souvent enroulées en tubes, lorsqu’il me les ouvre sur le tracteur, prennent l’encre et finissent entièrement remplies de bleu, si je les laisse sur le marche-pied trop longtemps.Rome, le 16 août 2007

John Connoly

John Connoly

En November -0001
C'était l’automne
Ref 51.31

Encore vers 2000 ou 2001, au début de l’ombre de la rue Montpensier, on pouvait descendre les marches qui menaient a un bar, a juste titre nommé le Caveau.
Le Caveau n’avait pas d’horaires. Il arrivait qu’on s'y serve la bière soi-même, ou qu’on la serve aux autres. Les vraies photographies d'un soir, qui décoraient les voûtes que l’on touchaiit de la tête, avaient l’air plus anciennes que les fausses reproductions de Bernard Shaw, de Beckett et d'Ernest Hemingway.
Chaque soir, le premier hôte, en passant la porte vitrée, devait prendre la craie et inscrire une citation an anglais sur un tableau suspendu. John Connely, qui vivait en France depuis 14 ans, et ne parlait pas un seul mot de Français, décernait ou refusait l’hospitalité du lieu. John est un homme très grand et un peu courbe, à la moustache blanche, aux cheveux blancs. N’importe quel compagnon lisait sur son visage une antique majesté, ressemblant au vagabond du conte de Hawthorne, ou aux traits d’un roi déchu des Secgens. En remerciement de nos longues discussions de bar, je me souviens lui avoir trouvé une édition anglaise d'un des livres qui est inépuisable, et qui n'est ni la Bible, ni l'Odysée. Il complimenta un soir l’éducation que je reçus de ma mère, j’appris ce jour le mot « streetsmart ».
Comme tout le monde, j’arrivais au caveau par hasard, la nuit, après une tristesse ou une grande joie, avec des amis ou seul, ou parce que je ne voulais pas dormir. Il y avait un Irlandais barbu, Brian, qui travaillait de nuit à l’AFP, place de la Bourse. Il passait, avant de prendre son service, pour boire un verre de vin cuit. Brian recevait les dépêches de la nuit, qui paraîtraient au matin dans la presse. Il lui arrivait de nous appeler, tard ou tôt dans nos histoires, pour nous dire ce qui serait déjà arrivé le lendemain matin, et qui nous serait encore, jusqu'à ce que nous nous abandonions au chemin du retour, une sorte de futur.
Le caveau ferma définitivement en 2004 ou en 2005. Dans les mêmes pièces, dont on inversa l’ordre, on installa un bar lounge fréquenté.
John Connely, dont j’ai eu l’honneur de recevoir l’amitié, se mit a peindre des pommes dans une mansarde, rue de la Lune, de l’autre cote de la Bourse. Plusieurs années se sont écoulées avant que je ne le revoie. Je cherchai a manger rue Saint André des Arts, au milieu d’une journée de rendez-vous et de réunions. Je portais un costume marron à fines rayures et un trois-quart gris anthracite. Dans les poches du manteau de John, qui était vert, il y avait des trous et des bouteilles de bière. Il avait la barbe et l’odeur de quelqu’un qui partage ses nuits avec d’autres invoulus. Nous primes un café en parlant de la rue, de ce qui était le plus dur, du regard de ses enfants, et aussi de poésie, d’une jeune fille de quelques années laissée sur un récif d’Espagne. Il me cita un de ses vers préfères, qui est de Borges, et dont je ne me souviens plus, puis un palindrome de la langue anglaise qui était « a man, a plan, a canal : panama ». Je voulus lui trouver le long palindrome de Queneau mais il refusa, parce qu’il ne parlait pas Français. Si quelqu’un pouvait lui trouver une chambre, avec l’eau courante pour se raser le matin, et un rebord de fenêtre pour écrire sa poésie, dans une ville aussi avare que paris, dit John, c’était moi. Nous nous quittâmes au croisement où la rue Bonaparte et la rue de l’Abbaye ouvrent la Place Saint Germain. Nos n'avions rien de précis à faire.
J’ai raconté cette histoire à tous mes amis, à ceux qui le connaissaient du caveau et qui, faisant semblant d'être lui, lui servirent des pintes de Guinness alors qu’il s’asseyait sur un fût, le torchon à l’épaule et ses yeux clairs tranquilles. A ceux qui avaient entendu parler de lui, et à ceux qui ne l'avaient vu qu'une fois, j'ai aussi raconté notre rencontre, et tous s’émurent pratiquement. Je n’ai pas personnellement cherché cette chambre, mais je me souviens avoir regretté avec un peu de honte que personne ne m’en proposât une.
Hier nuit, John est venu me visiter en rêve, pour me rappeler mon détachement vis-à-vis de son aventure, les mille ressources que je n’ai pas mobilisées, les connaissances qui me sont redevables, les vieilles dettes et les retours d’ascenseur qui dorment dans ma vie sociale, et qui sont l’or infructueux que se réserve le dragon, au cas où quelqu’un en aurait un jour besoin.
Vienne, le 20 mai 2008

Milan sous la neige

Milan sous la neige

En November -0001
C'était l’automne
Ref 213.6

Le soir venu, en me couchant dans son lit, je trouve Hannah peu jolie. Ses yeux sont plus jeunes, et plus clairs, elle me semble prête à croire tout ce qu’on lui dira, je sens le fond de quelque chose en la regardant bien - tout cela est l’inverse de la vieille âme où elle loge. C’est la seconde fois que ceci se produit, et Hannah est la seule personne que mes rêves appauvrissent, comme si la plus intime de mes imaginations n’arrivait pas à la reproduire fidèlement.
Il y eut un baiser qui voulait dire bonne nuit. Puis elle se retourna, je songeai aux vers d’Aragon :
Je te touche et je vois ton corps et tu respiresCe ne sont plus les jours du vivre séparésC’est toi tu vas tu viens et je suis ton empirePour le meilleur et pour le pireEt jamais tu ne fus aussi lointaine à mon gré
Un instant je ne sais pas si c’est pour éviter le bras que j’étendais sur elle qu’elle s'était retournée, ou par esprit de liberté, sans penser à moi, comme un chat. Finalement elle prend mon bras pour s'en couvrir le corps, je sens sa main, comme le premier juin, sur le palier de la Martktstrasse au moment de nous quitter, toucher, et peut-être retenir, ou toucher pour laisser s’en aller, et rajeunir ma main déjà pleine d'un sommeil dru.
Paris, le 2 juillet 2008