Le soir venu, en me couchant dans son lit, je trouve Hannah peu jolie. Ses yeux sont plus jeunes, et plus clairs, elle me semble prête à croire tout ce qu’on lui dira, je sens le fond de quelque chose en la regardant bien - tout cela est l’inverse de la vieille âme où elle loge. C’est la seconde fois que ceci se produit, et Hannah est la seule personne que mes rêves appauvrissent, comme si la plus intime de mes imaginations n’arrivait pas à la reproduire fidèlement.
Il y eut un baiser qui voulait dire bonne nuit. Puis elle se retourna, je songeai aux vers d’Aragon :
Je te touche et je vois ton corps et tu respiresCe ne sont plus les jours du vivre séparésC’est toi tu vas tu viens et je suis ton empirePour le meilleur et pour le pireEt jamais tu ne fus aussi lointaine à mon gré
Un instant je ne sais pas si c’est pour éviter le bras que j’étendais sur elle qu’elle s'était retournée, ou par esprit de liberté, sans penser à moi, comme un chat. Finalement elle prend mon bras pour s'en couvrir le corps, je sens sa main, comme le premier juin, sur le palier de la Martktstrasse au moment de nous quitter, toucher, et peut-être retenir, ou toucher pour laisser s’en aller, et rajeunir ma main déjà pleine d'un sommeil dru.
Paris, le 2 juillet 2008
Dans la réception de cet hôtel inquiétant de grandeur, tout le monde parle italien. Moi aussi je parle italien, cependant Lue et moi parlons français entre nous, et cette langue, qui est ma langue maternelle, où je me sens chez moi, et qui devrait nous rapprocher comme on se sent bien chez soi lorsqu’il pleut sur la rue, me ravit le sentiment libérateur de jouer à l’étranger.
Dans une page de magazine, tourné négligemment par la fille d'un touriste Français, Lue voit un encart sur elle, sur son histoire. Elle arrête la page avec son doigt, remonte les pages passées et tourne le magazine en son sens. «Que pensez-vous faire ?», lui demande le Français, qui croyait que le magazine lui appartenait. «Mais c’est moi, c’est à moi» répond Lue, en pliant puis en coupant l’article, fièrement et inconséquemment. J’aimerais être ailleurs, mais Lue qui se met à pleurer m’implique dans cette histoire, la fille du Français me demande comment je peux laisser faire ça, le Français arrache son magazine et reprend la feuille découpée. S’en allant tous les deux, je leur vois un air certain, un peu stupide, de propriétaires.
Il est évident que ni ma conscience, ni la rumeur ne me laissera en paix que je n’ai réglé cette histoire. Je prends le train du Français jusqu’au bar, où je demande à une serveuse bien vieillissante et passée de blondeur deux bons Caol Ila bien gras, pour faire la paix dans la tourbe. «Ce sont des scotchs de l’ile d’Islay», ajouté-je en au regard épais de la serveur, tout en lui souriant. Dans un anglais insulaire elle me répond qu’elle le savait, parce qu’elle a grandi là-bas, ou je ne sais quelle coïncidence bien malheureuse pour mon air prétentieux. Elle est de ces femmes qui se plient dans les sacs, et dont les pliures gâchent définitivement, injustement, presque par principe de vie, n’importe quelle relation à venir. Elle refuse d’ailleurs de me laisser prendre quoi que ce soit à son bar. Je ne peux rien acheter pour faire la paix avec le Français outragé, à cause de la susceptibilité d’une serveuse. Peut-être faut-il faire avec les gens chez qui nous vivons.
Une dernière fois, en essayant de la convaincre que je suis quelqu’un de bien, dont seule une bonne intention a provoqué une malheureuse rencontre, elle finit par me prendre à part, profite que mes lèvres soient asséchées, que ma gorge soit raclée par la toux, et sans compassion, avec une voix reliée, révélatrice, achève de me retirer toute joie en disant «tu sais, je te connais bien. Je sais bien qui tu es. Je connais des choses sur ta vie que toi-même tu auras oubliées, et si tu les nies, c’est que tu les auras oubliées.»
Rome, le 2 novembre 2008
Passer le temps, assis à la petite table d'un café parfaitement près du cours de la Seine, à regarder rêver les femmes de marin. Des remous longs laissent subitement deviner un immense poisson, ou un fil de pèche qui plonge. Après plusieurs minutes de panique, nous voyons émerger le grand dos d'un hippopotame, habité de multiples gens que ne gènent ni l'enchaînement de l'immersion et de l'émersion, ni nous.
Si je veux faire sérieux, mieux vaut que je prenne mon pantalon. Une photo prise en caleçon a quelque chose de matinal qui se sent. Je ne me souviens plus de la chaise sur laquelle je l'ai laissé pendre, ou celle-ci, ou celle-là. A la peur de rater le fantastique cortège des hippopotames se substitue la certitude que, si tu as fermé la porte de cette chambre derrière toi, vêtue d'un maillot blanc mousseux, c'est que tu as toujours une idée derrière la tête, ma petite katja.
Paris, jeudi 2 Juillet 2009
L’indication qu’elle m’a donné pour trouver sa maison (une maison blanche avec des volets turquoises) m’a mené loin, très loin des sentiers battus. Safi est une ville sans tourisme réel. Je parle trois langues, peut-être que j’en comprends cinq ; je suis parvenu à des hauteurs en la cherchant où personne ne pût plus rien me dire. A l’est de la Médina, Dans la colline aux potiers, il y a une maison blanche avec des volets turquoises. Au pied d'un four et d'un mur incrusté de brisures aussi, il y a une maison blanche avec des volets turquoises, habitée par un borgne. D'autres maisons blanches ont des volets turquoises, certaines sont proches d'un âne. Assis ici, seul au Café de l'Indépendance, je pense que je n'ai jamais cessé de chercher une maison blanche avec des volets turquoises, sous divers artifices de forme et de couleur.
Grande partie de football qui oppose de vieux amis à d’autres vieux amis. Mais le terrain est petit, et une foule veut jouer. Personne ne se dévoue pour décerner ou refuser des droits, je décide donc que nous trancherons le terrain en deux, et que les match simultanés opposerons deux équipes de deux, avec élimination des perdants.
Un grand noir que je ne connais pas passe amicalement son bras autour de mon épaule. Grande satisfaction, je suis toujours ouvert aux gestes d’amitié.
Paris, le 26 septembre 2008
Depuis que nous ne nous voyons plus, Jean-Paul Bluker, qui s'appelle aussi Olivier, continue de me visiter en conte, en rêve et dans la répétition. Je m’étonne toujours de ce que, lors de ces visites annuelles, il soit si propre, si beau. La nuit du 5 avril 2009, dans mon sommeil de la Marktrasse, je porte mon manteau gris en damier. Tout comme moi, mon père n’avait qu’entreouvert son col officier ; mais quel oeil vif ! Sans qu’il ne m’en parle directement, je devine une longue convalescence qui touche à sa fin, des premiers pas hors d’un hôpital, un homme qui a pris la mesure du temps, a changé ou s’est laissé changer. « Mais, me dit-il, ma fertilité est abîmée ».
Nous cherchons un coin pour parler, et je lui propose ce jardin que je connais bien, derrière un portique. « Non, répond-il, allons plutôt là» et, en tirant de sa poche une clef dorée dont je m’étonne qu’elle lui ait été confiée, il ouvre la double herse d’un jardin privé, profond et calme. Sous les ombres dont les dessins sont encore très nets et insensés, il me demande pourquoi je ne lui parle pas, pourquoi cette distance. Parce qu’il a bien compris que je me posais la même question, ou parce qu’il est le protagoniste mal rapiécé du rêve d’un seul homme, je devine que nous sommes très complices, malgré les années, la couleur de la peau ou la folie qui me sépare de lui. « Tu n’étais pas là, papa, lorsque maman souffrait à cause de toi », répondis-je. Mais ni lui ni moi ne sommes dupes de cette évidence, et nous nous sourions en songeant qu’une véritable distance, plus secrète et plus intime, nous relie.
Jean-Paul Bluker et Olivier sont morts le 10 juin 2009 à l'âge de 67 ans, de mort naturelle, dans le village d'Ondreville, dans un champ.
Hannah a conduit tout le long, de Marrakesh à Ouarzazate, à Merzuga, à Zagora, à Ouarzazate, à Marrakesh. Elle conduit encore cette nuit, sous la pluie, une voiture moins chaude, moins désertique, mais plus intime. Je ne la vois pas entièrement, mais je sais que son regard, qui est plus vieux qu’elle, voit par delà la route. Nous rentrons tous les deux, mais je ne sais pas où, car nous n’avons rien qui nous appartienne en commun.Tu sais ce que nous pourrions faire, dis-je ? Nous pourrions nous arrêter dans cette maison de campagne qui est toute proche, la prochaine à droite, ou celle qui suivra.
Hannah ne répond pas, mais je sens une tristesse à rentrer dans un lieu inconnu, plutôt que chez elle. Résignée, elle tourne à la prochaine à droite, et s’avance lentement en suivant mes indications. Les lumières communales s’arrêtent au second virage, très vite je dois faire confiance à mes souvenirs pour remplacer la route. En arrivant devant le sentier sombre qui mène à la maison, je préfère nous garer, et continuer à pied.Hannah pose lentement la voiture sur le bord d’une barrière et éteint le contact. Nous entendons le bruit des goûtes de pluie sur le capot et le par-brise, qui est comme le bruit des goûtes de pluie que j’ai entendu dans le désert. Mais même moteur éteint, la voiture continue d’avancer lentement, glissant dans la boue. Elle s’enfonce d’abord dans un petit fossé, puis se retourne complètement, jusqu’à ce que nous ayons la tête à tout à fait à l’envers. Je ne me sens pas malin, et Hannah va bien.
Tu sais ce que nous devrions faire, dis-je, avec tous les objets qui pendent, nous devrions laisser la voiture ici et rejoindre la maison, et rester dans cette maison tout le temps que nous voulons. Personne ne sait que nous sommes ici, et personne ne nous trouvera.
Paris, le 12 octobre 2008.
Rien aujourd’hui plus qu’hier n’explique mon rêve où, sur un grand matelas roulant, nous traversâmes la ville. J’avais libéré spécialement cette soirée à mon amour, mon amour inconditionnel, vers qui le matelas me menait. Quelque chose cependant me grattait le crâne, au sujet de cet amour inconditionnel, et j’attendais impatiemment la tombée de la nuit pour que le doute fît place aux corps certains.
Un inconnu pris le matelas en route. Avec lui, une jeune fille que je ne vis pas bien. Nous dûmes nous serrer. Je jouai le jeu de la jeune fille qui, me touchant presque, prétexta l’encombrement, puis coucha sa joue sur mon épaule, enfin m’offrit sa main et je sentis l’os de sa hanche. Jusque là, j’avais avec succès évité de voir son visage. Je me rassurai qu’elle pût encore être assez laide, aux couleurs étranges, longue et laiteuse. En descendant du matelas, je tenais entre mes mains une rousse distante aux yeux très verts, délivrée par de longues jambes blanches et laiteuses.
- Merci d’avoir joué le jeu, me dit-elle, en se dégageant.
- Et toi tu es la fille kidman, répondis-je pour la faire rougir.
- C’était très bien, répondit elle, comme si elle ne m’avait pas entendu.
- Attend, attend, lui dis-je, en pensant à l’heure qu’il était, je peux aussi te montrer d’autres choses...
Rêvé à la Marktstraße, le 25 mai 2009
Elle cueillait des figues et les coupait en deux avec le Laguiole de mon grand père, puis elle me les tendait.
Une araignée est venue par la latérale poser ses quatre pattes dans mes quatre doigts allongés. Nous nous sommes repliés. Je ressens si fort cette harmonie parfaite des formes et des destins contre nature !
Marrakech, le 22 août 2008