Passer le temps, assis à la petite table d'un café parfaitement près du cours de la Seine, à regarder rêver les femmes de marin. Des remous longs laissent subitement deviner un immense poisson, ou un fil de pèche qui plonge. Après plusieurs minutes de panique, nous voyons émerger le grand dos d'un hippopotame, habité de multiples gens que ne gènent ni l'enchaînement de l'immersion et de l'émersion, ni nous.
Si je veux faire sérieux, mieux vaut que je prenne mon pantalon. Une photo prise en caleçon a quelque chose de matinal qui se sent. Je ne me souviens plus de la chaise sur laquelle je l'ai laissé pendre, ou celle-ci, ou celle-là. A la peur de rater le fantastique cortège des hippopotames se substitue la certitude que, si tu as fermé la porte de cette chambre derrière toi, vêtue d'un maillot blanc mousseux, c'est que tu as toujours une idée derrière la tête, ma petite katja.
Paris, jeudi 2 Juillet 2009
Mon nouveau chat est blanc, minaud, aux yeux jaunes, petit, très féminin. Il marche et s’arrête sagement, et garde silencieusement le secret du nom de l’homme qui porte en lui le mal. Personne ne connaît cet homme, peut-être cet homme lui-même ne sait-il pas quelle tâche et quelle charge pèsent sur ses épaules, et quelle convoitise attise son nom. Comme chacun, en regardant mon chat éternel et silencieux, je conjecture. Afin de se cacher totalement, peut-être que le mal s’est incarné dans un homme vivable, ni trop doux, ni trop coléreux. Fatigué, afin qu’on cesse de le chasser, peut-être vivra-t-il à jamais dans des enveloppes comme celles-ci. Je le sais pas, mais mon chat le sait.
Il est si beau que je regrette qu’il ne soit pas entièrement une femme. Ses yeux surtout, ont des propriétés fantastiques qui le rendent incroyablement convoitable, et me portent l’angoisse de la perte et du vol. Il peut faire se rejoindre ses yeux en un large et unique regard, où se baladent ses pupilles. Alors que je joue dans le bassin avec des bateaux miniatures, lui se permet des expressions inédites et divines. Je crois parfois qu’il me parle, mais il ne me révèle rien par la parole.
Ensuite, je vois une femme courir sur un tapis de jogging, puis une forme rapide et vicieuse lui entrave les mains et une roue dentelée de la taille d’un sofa lui racle le crâne jusqu’à la mort. Cette image n’a aucun lien ni avec ma vie, ni avec rien que je connaisse. Je sais que c’est, contrairement au reste, un don de mon chat.
Rome, via dei Sabelli, le 25 octobre 2005
Je dors prêt de Kajta-Anna, et je me mets à songer aux aubergines à la parmesane d’hier soir. «Very tasteful» dit Katja sans se retourner, ce qui est éminemment suspect car lorsqu’elle parle en dormant, Katja-Anna parle Allemand de la montagne.
Un peu plus tard, je pense à une autre chose, et Katja-Anna me la commente de la même manière. Si jamais j’étais en train de rêver, me fis-je en réflexion, je rêverais tout seul, et il n’y a aucune raison que Katja-Anna connaisse le contenu de mes rêves plus que le contenu de mes pensées. Je me force alors à penser à des objets simples, et, à chaque fois, Katja-Anna commente cet objet, quoique parfois avec une difficulté que je dois imputer à la langue, ou à ma manière retorse de penser les objets. Mais dans l’ensemble, cela marche, j’arrive à projeter mes pensées dans un espace public que Katja-Anna peut ouvrir, et nous pouvons ainsi échanger des images simples, ce qui nous sera certainement très utile pour tricher aux jeux d’argent.
Vienne, le 18 avril 2008
Grasse matinée. Je sens que je flotte, tous les coins de mon lit sont hospitaliers. Venue en rêve, cette phrase exacte : « je suis le porte-parole ardent de cette flatterie sensuelle qu’est la capitainerie ».
Sans doute que le mot «flotterie», que je ressens, devient le mot «flatterie», voire «flatterie sensuelle». C'est de ma lecture viennoise de Bachelard que sera revenue la rêverie du flottement, cette lenteur de la pensée du fleuve, le radeau, la barque, une certaine amitié indifférente de l'onde. Et la péniche qui nous conduisit la semaine dernière jusqu’à la Marne, pour savoir si je vais vivre et travailler à San Francisco cet automne, m’aura apporté l’invention, ou la question quant à ce que ferai dans ma vie, du capitaine.
Paris, le 30 juin 2008
Mon amoureuse et moi prenons beaucoup de temps pour préparer la couche. Il faut en tirer les coins, toujours s’assurer de la couverture uniforme de la couette, caler les coussins, attribuer les côtés. La partie la plus longue est la répartition de la chaleur des corps, de se chauffer sa place dans le matelas aux enjeux plus subtiles de savoir qui est trop chaud, quel bout de ton corps est trop froid, mets ta main là, dégage ton pied. Cette partie de la préparation peut durer toute la nuit.
Mais ce n’est pas notre premier lit, l’expérience compte, nous sommes rodés. Au prix d’immenses efforts et de grands sacrifices, parfois de manigances qui nous éloignent et nous fatiguent, mon amoureuse et moi parvenons à produire une couche d’une qualité incomparable. C’est aussi ce que pense un ours, à l’opportunisme duquel les parois coulissantes de la chambre ne résistent pas. La perfection de notre couche ne l’attendrit pas, il se suffit de nous en foutre dehors et de dormir au chaud.
Tu es sans doute parti de trop loin. Peut-être que ce que tu fais, ce sont tes enfants qui en bénéficieront.
Vienne, le 7 mai 2008