Je ne sais pas combien de temps il me reste avant qu’ils ne se rendent compte de mon imposture ici, dans la cour intérieure de la Mairie, qui donne sur le Zocalo de Mexico, mais je sais que ce temps est très peu. Pour ne pas accélérer encore sa diminution, j’essaie d’agir le plus banalement possible, et je rajoute des gestes qui seraient inutiles ou suicidaires au fuyard que je suis. Je tire de l’eau d’une petite fontaine, puis je me dirige lentement vers la porte de sortie.
De l’autre côté du chambranle, je tombe sur une poignée de gens très hauts, bien habillés, des touristes importants ou des hauts fonctionnaires. Pour ne surtout pas dissoudre absolument ma crédibilité, je leur fais comprendre qu’ils n’ont sûrement pas grand chose à faire ici, que je suis du dedans, et qu’ils sont du dehors, et je ferme la porte derrière moi. Maintenant, s’éloigner lentement.
Au bout de cent mètres, en plein milieu du Zocalo, un policier crie en ma direction. Flûte, le sac de sucre ou de farine que je traînais a laissé une trace blanche qui remonte directement de la mairie à mes pieds. Pour montrer la grandeur de ma bonne foi, je glisse le sac dans une poubelle ; bien sûr je viendrai nettoyer le reste personnellement.
Mais le policier, toujours en criant, me dépasse et je comprends, lorsque je vois un homme au loin autour duquel l’agitation grandit, que ce n’est pas après moi que la police en a, et que le danger est peut-être plus gros que la capture et la milice mexicaine. Les touristes s’écartent de l’homme en courant, les forces de police foncent sur lui et s’arrêtent à distance de vue. Il est évident qu’il est enrobé de bombes. Il porte aussi un revolver qui brille violemment.
Une première détonation ne parvient pas à le tuer, mais soulève un nuage de poussière. Je saisis instantanément l’importance de l’événement. Le Leica s’apprête à tirer, je cherche un peu plus la gauche, la ligne la plus droite de moi à lui. Brusquement me revient cette évidence militaire : la ligne la plus droite de moi à lui est aussi la ligne la plus droite de lui à moi. Il tire. Mais nous étions si éloignés que la distance a ralenti la balle. Je la retrouve écrasée sur ma poitrine, enfoncée d’un demi centimètre autour d’une arrogante perle de sang.
Vienne, le 3 avril 2008
A déjeuner chez Jean-François, à la terrasse de la rue Saint Benoît, les premiers rayons du soleil de mars, et l’odeur des filles. Derrière la vitrine du libraire, je vois la main qui pend de Truman Capote, embarrassé par la palmeraie, sur la photographie qu’a prise HCB en 47, et dont ce tirage de 48 coûte 4000 euros. Je l’envisage sérieusement en sauçant mon entrée, Saint-Germain-des-près me donne une brise un peu vaniteuse de nouveau riche.
Sylvain me parle d’Eugénie, qui est chère comme un félin, et insondable comme une félin. Stéphane déjeune un peu plus loin avec un client vaincu, je l’entends qui ensorcelle. Soudain je vois ce petit homme qui est mon père, marcher de l’autre côté de la rue. Je crains pour mon image, si jamais les vrais germanopratins découvraient d’où je viens. Il passe derrière une file de camionnettes, je l’attends qui doit reparaître, mais il ne se passe rien. Un instant je me demande où il a bien pu passer, puis je le vois qui avait fait son tour s’approcher de nous, dans un état indéfini de déchéance, entre le mendiant voyageur et Cratès de Thèbes. Mon père a les cheveux blancs et longs, on voit paraître son torse, qui est vaste et brillant. Je pense à lui en termes de capital, je me dis étonnamment que tous les maux du corps, je ne peux pas les tenir de cet homme si vaillant, ce chasseur, que je les tiens obligatoirement de l’autre partie de ma famille, des Dandrieux, d’une faiblesse plusieurs fois séculaire qui habite dans les Dandrieux.
Avec sa voix, il m’adresse quelques mots sûrs et s’en va se mettre à une table, visiblement décidé à manger.
Je n’y tiens plus, il faut partir. Mais, debout devant le comptoir pour payer, je ne parviens pas à décoller mon regard de sa figure défaite et de ses os saillants, qui répondent au soleil. Je dis à Emilie, avant qu’elle ne m’encaisse : « je paie pour ma table, et tout ce que te demandera cet homme, je le paie aussi. »
Montmartre, le 29 février 2008
Mon amoureuse et moi prenons beaucoup de temps pour préparer la couche. Il faut en tirer les coins, toujours s’assurer de la couverture uniforme de la couette, caler les coussins, attribuer les côtés. La partie la plus longue est la répartition de la chaleur des corps, de se chauffer sa place dans le matelas aux enjeux plus subtiles de savoir qui est trop chaud, quel bout de ton corps est trop froid, mets ta main là, dégage ton pied. Cette partie de la préparation peut durer toute la nuit.
Mais ce n’est pas notre premier lit, l’expérience compte, nous sommes rodés. Au prix d’immenses efforts et de grands sacrifices, parfois de manigances qui nous éloignent et nous fatiguent, mon amoureuse et moi parvenons à produire une couche d’une qualité incomparable. C’est aussi ce que pense un ours, à l’opportunisme duquel les parois coulissantes de la chambre ne résistent pas. La perfection de notre couche ne l’attendrit pas, il se suffit de nous en foutre dehors et de dormir au chaud.
Tu es sans doute parti de trop loin. Peut-être que ce que tu fais, ce sont tes enfants qui en bénéficieront.
Vienne, le 7 mai 2008