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Le boucher et le retraité qui ont sauvé le Leica

Le boucher et le retraité qui ont sauvé le Leica

À Vence
En April 2011
C'était le printemps
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Ceci n'est pas un rêve.

A la fin du mois d'avril de 2011, nous avions déjà bien fraternisé Sophy Reynolds et moi. Nous marchions ou nous faisions du vélo. Nous parlions de la peinture en général, des matins où elle nageait aux côtes de la Tasmanie qu'elle venait de quitter, et des montagnes dont le manque, depuis alors presque un ans que je ne les gravissais plus, commençait à se faire entendre chez moi ; et c'était le printemps à Paris.

Ayant soudainement décidé de s'écarter de la métropole pour peindre, Sophy avait sous-loué une pièce étrange dans une maison médiévale de la ville de Vence, au sud de la France. Elle m'avait invité à y passer quelques jours et je pris le train pour la rejoindre avec, comme chaque fois, un maigre sac, quelques chaussettes, un t-shirt, une veste, le Leica et des pellicules.

Dans le train quelque chose se produisit, une fillette devant la montagne derrière la vitre, une ligne, je ne le sais plus. J'essaie de prendre une photo mais rien ne se passe. Le Leica, qui a quarante-neuf ans et demi, vient de mourir. Je regarde le paysage de manière calme et inutile — toute notre vieille amitié je m'étais préparé à ce que tu partes — et dehors il y a la mer.

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En arrivant à Nice puis à Vence je me sens franchement libre et inquiet. Mais, alors que nous discutons dans un café de la texture des oeuvres d'art et de l'internet, je remarque le point rouge du logo Leica posé sur un mur par delà la fenêtre. Histoire inattendue, Le mur est celui d'une boucherie, tenue par M. Robert Jouannay, dont le deuxième prénom est Equation, et qui possède près de 5000 Leica. On peut les voir dans sa boucherie ainsi qu'ailleurs.

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Il est arrivé, il y a de nombreuses années de cela, que Julius Oppenheimer lui fit le cadeau d'un Hasselblad. Je papotais avec M. Jouannay, qui insista pour qu'on l'appelle Robert, Sophy et moi, parmi les saucisses et les tripes, et je mentionnais sans espoir le cas de mon appareil brisé. Bien sûr, M. Jouannay est un vieux copain de Roger Martin, qui vit un peu plus bas après la scierie, vieil homme distingué avec des mains en or qui, s'il ne dormait pas, pourrait sans doute me venir en aide.

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Roger Martin fut autrefois un athlète nageur militaire. Il était aussi ami de l'association Leica. Dans les grandes années, il était autorisé à appeler Doisneau "Maitre" et pouvait entrer dans la salle des réparations, le graal du graal où les appareils en pièces se font tripoter tout nus.

Roger pense que mon problème n'est pas bien grave et, avec ses ongles longs et précis, il répare mon Leica. La première photo que je prends est celle de sa silhouette, la silhouette de Roger Martin qui a réparé le Leica.

Sur le chemin du retour, Nous passons remercier à son tour M. Jouannay. M. Jouannay trouve que Sophy et moi, nous sommes bien trop maigres. Il nous fait don d'une dizaines de boulettes de viande qui s'avèrent être les meilleures boulettes de viande que j'ai mangé de ma vie.

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Le soir même, avec Sophy, nous sommes retourné chez M. Jouannay pour lui apporter quelques tartes aux fruits que nous avions faites. Le jour suivant, nous sommes partis marcher en foret, puis en montagne. J'ai pris une photo en couleur puis j'ai repris le Leica comme si de rien n'était. Je me souviens qu'à un moment Sophy a glissé et est tombée.

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Je ne me sentais plus inutile, ni à l'abris du danger, ni du changement, ni particulièrement vulnérable. Je m'étonnais même que cette histoire à la fois magnifique et très locale ne se soit pas produite plus tôt, dans les dix ans que nous avons passés ensemble, 1018829 et moi (c'est son numéro de série — je l'ai appris au cas où on me le volerait). Mais sans doute qu'une histoire similaire est arrivée à l'autre ou aux autres photographes qui l'ont manipulé, et dont la sueur acide a, par le passé, rongé la même forme que moi dessous le boîtier où l'on replie les doigts (les mêmes doigts), pendant quarante autres années.

Toi et moi nous sommes si proches à ce moment de notre vie que j'en oublie les autres qui t'ont aimé, que tu as aimé et avec qui, à chaque fois sincèrement, ca été pour toujours.

Omar Khayyam : The rose that once has bloomed forever / dies — La rose qui un jour éclot pour toujours / meurt.

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Quand on veut quelque chose, on a la moitié de chance de ne pas l'avoir

Quand on veut quelque chose, on a la moitié de chance de ne pas l'avoir

À Roma
En April 2011
C'était le printemps
Ref 281.32

Nombreux rêves enchevêtrés. Je te cherche, dans le paysage qui grandit : d’abord les parallèles de la rue Montorgeuil et de la rue Saint Denis, puis les allées en damier de la Theresienwiese, puis les trois voies légèrement divergentes de la fourche de Rome (où cette photo a été prise), qui partent de la place du Peuple et touchent la place d’Espagne, le Campidoglio et les berges du Tibre. Je sais que tu es chez Morgane, mais je te rate de peu la première fois, et les lieux reconfigurés des deux chances suivantes opposent à mon avancée des attractions d’où se jettent des hommes peints et des petits chalets, des églises jumelles et des palais, mais jamais la rue où tu te trouves ne se présente. Chaque fois, je me réveille dans le lit superposé de mon enfance et tout recommence à zéro, et je regarde le soleil par le balcon briller sur une nouvelle chance de te trouver.

Vient un jour où je me réveille pour de vrai (dans mon rêve). Je suis nu dans ma chambre bleue et quelque chose de rance dans l’air m’indique que cette période de quête dans ma vie fut longue et retirée. Je suis parti longtemps dans ce rêve et j’ai perdu les miens. La bonne que j’appelle, "Carlita", est la seule chose qui me reste. Par les carreaux de la fenêtre, je vois vaguer la tête moussue d’un homme. «Comment le niveau de l’eau a-t-il pu porter les pêcheurs si proches du troisième étage» pensè-je. Carlita ouvre la porte à ce moment et s’affaire à rectifier un lieu que pendant mon coma elle devait rectifier identiquement chaque jour : les gestes sont rapides et sévères. «Ce monsieur veut louer», dit-elle pour écarter la mort, puis, en prenant conscience de ma nudité soudaine, elle tire le rideau de la fenêtre.

J’enfile quelque chose et me dirige sur le balcon du salon. Les meubles se rappellent à mon souvenir, je reconnais le canapé et je me souviens que je ne l’ai pas choisi. Depuis le balcon, le monde extérieur a changé. A la place du séculaire cèdre du Liban que je te montrerai quand nous visiterons ma mère s’écoulent des canaux tordus et des lignes de sable. C’est très beau, mais l’effort qu’il me faut produire pour superposer à ce paysage le paysage que j’ai connu est accablant, et la vie d’étranger qui m’attend ici semble à cette image. Heureusement, naturellement, reviennent les autres paysages rêvés, que je regardais chaque fois dans mes rêves en me réveillant, par le même balcon rêvé. Et, en tirant un fil de chaque paysage, les souvenirs des vies que j’y ai vécues en te cherchant reviennent aussi me rassurer : les hommes peints, les églises jumelles, le jour où j’ai appris à voler, les feuilles des arbres dans ma poche, le vélo sur les marches obtuses, la fois où avant de ne pas te trouver j’avais été chercher une boite remplie d’un cadeau...

Dans mon dos Carlita prépare l’odeur du Café.

Rêvé à Paris, le 3 février 2012

This is the way the world ends

This is the way the world ends

En March 2011
C'était le printemps
Ref 281.27

Cauchemar, intervenu au milieu de la nuit, que j’ai lutté pour retenir, et y ai partiellement échoué.

Quelqu’un tient dans sa main l’extrémité du nœud coulant qui cercle ma gorge. Mais pourquoi est-ce que je pense que c’est Borges ? J’essaie de passer le bout de mes doigts entre la ligne et ma peau, mais l’espace se rétrécit. C’est une menace constante qui presse sur le fil de ma vie.

Sitôt que le dieu s’endort, je tente de faire couler la corde loin de mon cou, mais l’ébrouement du lit où je suis allongé l'alerte comme l'araignée et un temps il ne fait rien dans le noir — mais je sais que cela le réveille et qu'il me regarde chercher vainement un peu de longueur pour extraire ma tête du sévice. J’abandonne, me rendors, recommence (à ce moment précis il y a une litanie, une chanson composée de mots simples ; peut-être la clef du cadenas où le fil de la pelote. Je l'ai sue, je l'ai tournée derrière mon front, puis je l'ai oubliée).

Dehors il fait froid ; mes gigotements et la poigne ferme du dieu autour de la corde réchauffent l’air sous la couette. Il dort avec moi, juste là, je suis sa cuiller.

Rêve. Rue Rameau, le 12 février 2012

Il n’y a pas de bon moment choisi pour quitter quelqu’un. Partir est une sorte de décision que l’on prend dans un accès de lucide courage, clair et tranchant, comme le Föhn, un vent d’ombre de la pluie qui, en Bavière, descend des montagnes et rend un peu fou et soudainement libre. Il y a des meilleures façons de quitter quelqu’un, mais au moment où cela se produit (qui peut être multiple, qui peut durer des années), nous vient l’obsession de la justice. C’est l’idée de la justice qui nous empêche de partir. Tu ne mérites pas que je te fasses du mal ; tu ne m’en as jamais fait, et malgré tout je t’aime (on aime de nouveau la personne que l’on songe laisser). Ce n’est pas juste que je doive te faire souffrir. C'est innacceptable qu'alors que je suis encore avec toi, je doive te faire autant de mal ; je voudrais t'avoir déjà quitté ; si je t'avais déjà quitté, cela serait moins dur de te quitter. Le départ est un moment de crête où il faudrait déjà être qui nous serons demain matin (on se quitte souvent le soir), c'est un acte de pure foi.

Et il arrive qu’au lieu de partir pour être fidèle à soi-même, on reste contre l’idée de souiller, dans un acte injuste, un amour qui est déjà différent, une promesse qui est ancienne et précieuse, la personne que nous voulons être à l’avenir et qui est en train de s’écrire.

Catherine Françoise Dandrieux : «quand on est amoureux de quelqu’un, il faut apprendre aussi à lui faire du mal, parce que cela va arriver, et à ce moment-là aussi il faudra être là».

T.S. Eliot : This is the way the world ends Not with a bang but a whimper.

Ce paysage qui bouche le paysage

Ce paysage qui bouche le paysage

À Paris
En March 2011
C'était le printemps
Ref 281.17

C’est le jour des soldes, mais je ne le sais pas. Je m’en rends compte en pénétrant dans un magasin que d’autres ont pris d’assaut en conséquence d’une lente stratégie de siège — moi c’est par hasard qu’autant qu’eux je vais pouvoir en profiter, dans le fond j’aimerais que cela m’indiffère.

Un tas infamant de belles boites gît sur le sol. Il y a des shorts 3/4 Rapha en marron. Je ne les aime pas trop trop, mais ils sont si peu chers ! Taille 59, je vois distinctement le chiffre. Quelle chance, je porte justement le miens (le bleu) et peux m’assurer que la taille correspond. Je ne le veux pas tant que ça, mais c’est une affaire et un signe des dieux.

Pour m’ôter de l’esprit le tracas d’avoir à rater autre chose, je continue de fouiller, déballant partout au sol d’autres boîtes. Mais rien d’autre. Je remets sans conviction les choses les unes dans les autres et m’apprête a partir, cependant je ne retrouve plus le short que j’avais mis de côté. Je redéballe - peut être l’ai-je remis par hasard dans l’une des boîtes, mais le retrouve encore moins (c’est à dire que d’autres choses, qui étaient là il y a une minute, ont elles aussi disparues). Des âmes rôdent alentour, mais elles conservent encore leur distance en épiant. Je demande à un vendeur s’il peut vérifier les entrées et sorties de stock, quelqu’un a dû me le prendre, je me l’étais mis de côté, taille 59, regardez. Le vendeur hésite, il a tant d’autres choses plus importantes à faire, il lit dans le ton de ma voix entre autres que cela dans le fond m’indiffère. Cette fois je le regrette un peu et songe véritablement à me laisser aller. Mais il faut se faire à l’évidence : j’avais trouvé quelque chose qui, même si je ne le désirais pas tant que cela, était tout de même la résultante de tout un tas de hasards plus ou moins taillés sur-mesure et qui, au moins pour cette raison, étaient de grande valeur. Maintenant cela s’est perdu, et toute cette identité construite pour le coup s’est perdue dans le même temps.

Peur en haut de l'escalier

Peur en haut de l'escalier

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 281.9

Terrible rêve : un cauchemar comme j’en ai si rarement. Nous dînons, Hannah et moi, parmi une table d’étrangers, plutôt juges. Nous ne sommes plus ensembles, mais elle n’ose pas le dire, et je souhaite la préserver par mon silence. Arguments à table.
Alors que je me lève pour retourner à ma chambre d’hôtel, j’entends la dernière discussion où l’un des juges déprécie la sociologie de l’imaginaire. Et Hannah pleure, demande que non, qu’on ne me crache pas dessus quand je ne suis pas là. Dans cet acte de bonté, je vois la graine obscure d’un recommencement.
Une fois rentrés chacun à sa chambre, nous nous parlons par le téléphone. Pourtant des fantômes sont partout hors des plainthes. Je revois de vieux visages se torturer sous mon lit et me chercher comme des lances. Je rappelle Hannah alors qu’elle dort déjà, comme souvent nous nous étions réveillés l’un l’autre pour nous rendormir ensemble au téléphone, mais sans doute que je dors moi aussi et que je rêve que je gratte le visage de l’un des longs fantômes, car parmi les formes se perd aussi le signal téléphonique de Hannah, qui ne répond pas à mes questions, n’avoue pas qu’elle a tort, n’écoute pas ce que je dis, éloigne le sang de mes extrémités. La terreur dans la pièce, le vacarme des échafaudages qui incarcèrent les fenêtres m’obligent à dévaler les marches de l’hôtel en trombe puis, regardant d’en bas la fenêtre de la chambre où la scène s’est commise, je lance vers la lumière et les ombres un disque de métal bourré de vengeance. Mais, comme tout avec Hannah, ma force ne parvient pas à toucher sa cible et je suis vide, abandonné même par la gravité qui ne me retourne rien.
Ce rêve s'est produit à Paris, le 28 juin 2010. Maintenant tout a changé ; pas tout, mais si on cherche.

Reconnaître les signes avant-coureurs

Reconnaître les signes avant-coureurs

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 280.18

Je me souviens avoir passé de longues minutes à réparer l’étanchéité d’une vasque de toilette alors qu’H. s’affarrait ailleurs. Je me sentais vivre dans ces petits détails qui construisaient peu à peu notre maison éparse. Ce jour-là, en me regardant dans la glace, je vis sur ma poitrine un énorme «Santa Fe» tatoué au henné. Ni H. ni moi ne nous souvenons de quand j'aurais pu m'endormir assez profondément pour que les argentins, qui dorment quelque part dans la maison de Manosque avec nous, me laissent ce souvenir sans que je ne m’en aperçoive...
Manosque, 9 août 2010

Les moeurs de chacun

Les moeurs de chacun

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 280.16

Il me suffira de tourner à droite au feu pour quitter le boulevard Saint Germain et monter au flanc de la Montagne Sainte Geneviève, jusque chez MM où je suis attendu. Je m’arrête dans une petite épicerie afin d’acheter quelques sucreries, qui sont toujours plus vieilles et donc plus dures dans les petites épiceries. Entente cordiale avec le marchand et son fils, je m’apprête à payer lorsque mon téléphone (portable) sonne. C’est Aurore. Sa voix douce et raconteuse me demande comment je vais, mais je sais tout à fait où nous mènent nos politesses : j’ai posté hier, sur le Souvenoir, une photo où elle figure imparfaitement, sans le lui en avoir demandé la permission. Elle ne m’en veut pas, je le déduis du ton de sa voix, mais elle vient faire valoir son droit, et je suis en dette dans cette épicerie.
— ne quitte pas Aurore, je suis chez l’arabe du coin, c’est compliqué, dis-je.
à ces mots, le marchand me regarde avec violence et mépris. Je ne parviens pas à m’expliquer, à relativiser cette expression que tout le monde emploie et qui, s’il elle n’est pas bien heureuse, est aussi dénuée de racisme ou de jugement, mais le marchand me met son poing dans le nez, et son fils me poursuit dans les rayons du magasin. Je vois la grille se baisser pour me piéger, j’entends parler de la police.
Parvenu à m’extraire du magasin, je me faufile doucement dans la foule et coude à droite où j’espère la police ne me poursuivra pas. Finalement, je fouille mes poches et j’éteins le téléphone, parce que je n’ai la bonne monaie pour régler aucun de mes comptes.
Rêvé à paris, 17 juillet 2010

Comment se cacher de ce qui ne se couche jamais

Comment se cacher de ce qui ne se couche jamais

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 278.29

Un grand rassemblement, dans ce qui est d’abord une chambre, puis devient un chalet puis une propriété de montagne en surplomb de la ville à force que je le parcours. H., qui possède ce lieu à la marge, par un jeu de familles, reste introuvable. Je socialise gaiement, mais le regret me prend de laisser ce lieu sauvage et multiple à l’abri d’un bon photographe ; je décide de partir à l’aventure. Cependant, puisque H. peut se cacher quelque part, mieux vaut être préparé, et ne pas ressembler à ce que j’étais lorsque nous nous sommes quittés (j’ai une tendance à la fixité). Je décide par exemple de prendre un Leica numérique.

Je déambule sagement dans l’immense préau entouré par des coursives et des fenêtres à carreaux en attendant la photo. J’ouvre certaines portes, il y a des ateliers avec des rubans, des ciseaux, des couleurs ; la famille d’H. doit prêter ce lieu à toute sorte de passionnés. Soudain j’entends du bruit. Un père et son petit blondinet entrent dans un hall qui aboutit à ma position. Je me cache derrière une porte et écoute. «Mais papa il faut que ça sorte» dit le petit, puis, en se grattant la pluma «ces herses qui pointent de mon dos c’est pas normal, c’est pas normal». Je vois sur le visage de l’homme qu’il sait son enfant condamné à une atroce transformation, mais qu’une décision féminine qui le dépasse le fige dans le silence. C’est la photo. Je tourne les boutons du boîtier comme à mon habitude mais je ne comprends rien aux trigrammes et aux indicateurs des réglages. Je sais exactement ce que je cherche mais la continuité entre la caméra et moi est rompue ; fichu numérique.

Automatiquement, je regarde dans l’objectif — sait-on jamais que le bon bouton se présente — et il se passe alors cette chose : un violent trans-trav déforme jusqu’au gigantisme le père que je visais. La porte vitrée derrière laquelle je me cachais est abolie, ainsi que tout ce qui est hors du cadre, la lumière s’accorde avec ma position et une vague peu haute mais très longue inonde le hall, le préau et le paysage. Je m’agenouille en levant les bras pour sauver l’appareil qui est électrique, et me baigne dans le sentiment de concorde universelle qu’apporte le moment où un homme a le courage de prendre une bonne photographie. Très haut au dessus de moi, l’immense père pleure gravement sur le destin qui attend son fils, et je suis si petit, si lointain à ses yeux que mes déclenchements sont (littéralement) des vaguelettes qui heurtent ses chevilles.

Plus tard, Dante me voyant revenir au chalet, il me dira de suite qu’H. n’est toujours pas revenue. Nous avons déjà commencé à nous balader ensemble en direction de la ville qu’il rajoute «mais je sais où elle se trouve. Je vais t’y emmener». Je commence à être fatigué de ce rêve qui me fait un peu courir. Dans la vile, il y a des sortes de cycle-taxis qui portent des touristes mais dont la démarcation commerciale est qu’ils pédalent à l’envers. C’est une très mauvaise idée et la circulation nous en offre plusieurs preuves. «C’est ici», me dit Dante, en me montrant un quartier entier de la ville sur lequel le soleil se couche. Je sais qu’il sait exactement où elle se trouve, car il aurait trop peur de me décevoir. Mais c’est justement cette précision qui me freine. Je n’imaginais pas cela comme ça, surtout après cette après-midi ; nous devrions nous rencontrer malgré nous, pas nous chasser. Depuis les hauteurs d’une bretelle de béton suspendue, je regarde les voitures et les feux, puis je me regarde moi-même. A mon poignet gauche les rubans n’ont pas beaucoup changé, j’ai mon t-shirt beige de camping, un Leica numérique que je ne maîtrise pas ; ce n’est pas la personne que je souhaiterais présenter, pas après tout le travail que j’ai fait pour devenir quelqu’un de sympa. «Mais comment sais-tu où elle se trouve exactement», demandais-je à Dante. Et Dante me regarde et me répond «je l’ai su par la sémiotique du koala». Cela fait sens, mais faut-il lui faire confiance?

Rêvé à Paris, novembre 2011

Pour moi aussi c’est la nuit — cela n’est-il pas une consolation?

Pour moi aussi c’est la nuit — cela n’est-il pas une consolation?

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 276.16

Les vecteurs du rendez-vous nous avaient été confiés de manière à ce que nous sachions exactement lorsque nous serions arrivés, sans que pour autant, tout le long du trajet, nous n’ayons une idée parfaite des paysages et du terrain où se déroulerait l’échange.

Finalement, il s’agissait du point exact où le désert devenait la plage et la mer. De longs navires foncés avaient péri dans les bancs de sable, et ils étaient la seule note de noir parmi les ors des dunes et le bleu successif des vagues et du ciel.

Mon compagnon et moi, qui avions marché dans l’angoisse, attendions désormais. Au bout d’un moment qui parut trop long, un homme portant une lance nous ramena dans les tourbillons nos pères, dont les jambes et les mains portaient les fers. Il les conduisit devant nous et nous pleurâmes devant leurs visages rendus. Leurs muscles étaient saisis par la lumière, la faim, la marche et quelques jeux de cirque avaient tendu leur chair. Leurs yeux étaient clairs et leur barbe arrêtait les raillements du sel et le fouet des vents.

L’homme s’en alla, mais son visage calme me fit craindre que quelqu’un d’autre, ailleurs dans le monde, avaient reglé la somme de cet échange, et que nous ne pourrions jamais solder ce compte, où que nous chercherions ensemble et à jamais à le solder ; et nos pères furent aussi libres que nous.

La plage est une discontinuité imaginaire entre la mer et le désert, elle relie ce qui n’est pas séparé.

Paris, 3 février 2011

Ou : même parabole racontée par Rainer Maria Rilke : « mon ami, écoute une toute petite histoire. Deux âmes solitaires se rencontrent dans le monde. L’une de ces âmes fait entendre des plaintes et implore de l’étrangère une consolation. Et doucement l’étrangère se penche sur elle et murmure : pour moi aussi c’est la nuit. — Cela n’est-il pas une consolation ? »

Dans le Palatino le coeur jeune

Dans le Palatino le coeur jeune

En February 2011
C'était l’hiver
Ref 275.33

«Je ne sais pas», répondis-je, «sans doute que j’ai trop raconté cette histoire, et que je me souviens plus facilement des moments où je l’ai racontée que de ce qui s’est passé réellement».

L’autre qui marchait avec moi ne répondit pas, mais parce que je le connaissais bien, ou parce que je lui avais déjà dit cette phrase, je sus ce qu’il pensait. Nous marchammes en silence dans les rues de Paris jusqu’à ce qu’à un croisement mon regard soit attiré par de petits éclats brillants. Je m’accroupis et trouvai au sol trois lumineux objectifs pour Leica. Je les reconnus instantanément : il y avait un 35 et deux 50, des modèles des années soixante, dont l’un était rétractile. D’un coup d’oeil optimiste, je cherchai qui aurait pu les faire tomber, mais ne trouvai personne de possible. Mon regard appuya un instant le dos d’un homme à lunettes, qui était accompagné d’une femme. Il se retourna soudainement, je vis le gros appareil Canon à sa ceinture et il vit les objectifs que je protegeais dans mes mains et ma position encore accroupie. Il s’approcha de moi sans me demander si je les avais trouvé par terre, mesurant que, tant que je ne m’étais pas relevé, je n’oserais pas lui demander de preuves que ces objectifs lui appartenaient réellement, et qu’il pourrait tout obtenir au culot. L’homme fouilla mes mains et tira le 35mm, le plus beau de tous. Je n’osai pas lui demander de preuves, et le culot lui obtint tout. C’est à peine si je lançai à son dos qui s’éloignait «mais vous utilisez un Leica au moins» ? Il savait comme moi que des milliers de francs venaient de sortir du sol, et que ce que je n’avais pas eu le temps de m’approprier pouvait encore passer de main en main, que ce qui n’est pas encore à moi est à tout le monde.

En partant par le bus, Je me mis à songer à cette leçon ; que l’on pouvait se faire dérober d’une robe sans que cela ait la brusquerie d’un vol : il suffisait de ne l’avoir jamais porté, la disparition serait alors une chose assez douce.

Par la fenêtre vint le visage d’une jolie fille en bicyclette que je pris en photo, et nous nous saluâmes chacun de s’être donnés à voir, elle qui jouait le jeu de la joliesse, et moi qui lui avouait qu’elle me plaisait en ajoutant au monde une photo respectueuse.

I blindhet och oro på väg till ett mirakel, medan jag osynligt förblir stående

I blindhet och oro på väg till ett mirakel, medan jag osynligt förblir stående

À Paris
En January 2011
C'était l’hiver
Ref 275.30

At times my life suddenly opens its eyes in the dark. A feeling of masses of people pushing blindly through the streets, excitedly, toward some miracle, while I remain here and no one sees me.

It is like the child who falls asleep in terror listening to the heavy thumps of his heart. For a long, long time till morning puts his light in the locks and the doors of darkness open.

Tomas Transrtömer, Kyrie

Te voilà.

Te voilà.

En November 2010
C'était l’automne
Ref 273.7

Il existe une heure de la soirée où la prairie va dire quelque chose. Elle ne le dit jamais. Peut-être le dit-elle infiniment et nous ne l'entendons pas, ou nous l'entendons et ce quelque chose est intraduisible comme une musique.JLB. La Fin, au milieu des années 40

Astrid Ice Viktoria Karlsson

Astrid Ice Viktoria Karlsson

En September 2010
C'était l’automne
Ref 269.22a

Quelques minutes plus tard, rêve d’Ice. Alors qu’elle s’apprête à s’endormir dans une sorte de grenier où d’autres ont dû se réfugier, je vois que la fuite d’eau de mon plafond, qui irrigue déjà le lit, laisse maintenant passer du sable. Il est possible que malgré tous les échafaudages, cette partie de ma chambre s’effondre. Je cours vers le grenier pour en parler à Ice, qui s’étonne que je sois plus touché par le grand écroulement de la rue Rameau que par le fait que ce soit celle-ci l’une des dernières nuits qu’elle passe à Paris.
Paris, 20 janvier 2011