Quand on veut quelque chose, on a la moitié de chance de ne pas l'avoir
Nombreux rêves enchevêtrés. Je te cherche, dans le paysage qui grandit : d’abord les parallèles de la rue Montorgeuil et de la rue Saint Denis, puis les allées en damier de la Theresienwiese, puis les trois voies légèrement divergentes de la fourche de Rome (où cette photo a été prise), qui partent de la place du Peuple et touchent la place d’Espagne, le Campidoglio et les berges du Tibre. Je sais que tu es chez Morgane, mais je te rate de peu la première fois, et les lieux reconfigurés des deux chances suivantes opposent à mon avancée des attractions d’où se jettent des hommes peints et des petits chalets, des églises jumelles et des palais, mais jamais la rue où tu te trouves ne se présente. Chaque fois, je me réveille dans le lit superposé de mon enfance et tout recommence à zéro, et je regarde le soleil par le balcon briller sur une nouvelle chance de te trouver.
Vient un jour où je me réveille pour de vrai (dans mon rêve). Je suis nu dans ma chambre bleue et quelque chose de rance dans l’air m’indique que cette période de quête dans ma vie fut longue et retirée. Je suis parti longtemps dans ce rêve et j’ai perdu les miens. La bonne que j’appelle, "Carlita", est la seule chose qui me reste. Par les carreaux de la fenêtre, je vois vaguer la tête moussue d’un homme. «Comment le niveau de l’eau a-t-il pu porter les pêcheurs si proches du troisième étage» pensè-je. Carlita ouvre la porte à ce moment et s’affaire à rectifier un lieu que pendant mon coma elle devait rectifier identiquement chaque jour : les gestes sont rapides et sévères. «Ce monsieur veut louer», dit-elle pour écarter la mort, puis, en prenant conscience de ma nudité soudaine, elle tire le rideau de la fenêtre.
J’enfile quelque chose et me dirige sur le balcon du salon. Les meubles se rappellent à mon souvenir, je reconnais le canapé et je me souviens que je ne l’ai pas choisi. Depuis le balcon, le monde extérieur a changé. A la place du séculaire cèdre du Liban que je te montrerai quand nous visiterons ma mère s’écoulent des canaux tordus et des lignes de sable. C’est très beau, mais l’effort qu’il me faut produire pour superposer à ce paysage le paysage que j’ai connu est accablant, et la vie d’étranger qui m’attend ici semble à cette image. Heureusement, naturellement, reviennent les autres paysages rêvés, que je regardais chaque fois dans mes rêves en me réveillant, par le même balcon rêvé. Et, en tirant un fil de chaque paysage, les souvenirs des vies que j’y ai vécues en te cherchant reviennent aussi me rassurer : les hommes peints, les églises jumelles, le jour où j’ai appris à voler, les feuilles des arbres dans ma poche, le vélo sur les marches obtuses, la fois où avant de ne pas te trouver j’avais été chercher une boite remplie d’un cadeau...
Dans mon dos Carlita prépare l’odeur du Café.
Rêvé à Paris, le 3 février 2012