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Le boucher et le retraité qui ont sauvé le Leica

Le boucher et le retraité qui ont sauvé le Leica

À Vence
En April 2011
C'était le printemps
Ref 282.1

Ceci n'est pas un rêve.

A la fin du mois d'avril de 2011, nous avions déjà bien fraternisé Sophy Reynolds et moi. Nous marchions ou nous faisions du vélo. Nous parlions de la peinture en général, des matins où elle nageait aux côtes de la Tasmanie qu'elle venait de quitter, et des montagnes dont le manque, depuis alors presque un ans que je ne les gravissais plus, commençait à se faire entendre chez moi ; et c'était le printemps à Paris.

Ayant soudainement décidé de s'écarter de la métropole pour peindre, Sophy avait sous-loué une pièce étrange dans une maison médiévale de la ville de Vence, au sud de la France. Elle m'avait invité à y passer quelques jours et je pris le train pour la rejoindre avec, comme chaque fois, un maigre sac, quelques chaussettes, un t-shirt, une veste, le Leica et des pellicules.

Dans le train quelque chose se produisit, une fillette devant la montagne derrière la vitre, une ligne, je ne le sais plus. J'essaie de prendre une photo mais rien ne se passe. Le Leica, qui a quarante-neuf ans et demi, vient de mourir. Je regarde le paysage de manière calme et inutile — toute notre vieille amitié je m'étais préparé à ce que tu partes — et dehors il y a la mer.

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En arrivant à Nice puis à Vence je me sens franchement libre et inquiet. Mais, alors que nous discutons dans un café de la texture des oeuvres d'art et de l'internet, je remarque le point rouge du logo Leica posé sur un mur par delà la fenêtre. Histoire inattendue, Le mur est celui d'une boucherie, tenue par M. Robert Jouannay, dont le deuxième prénom est Equation, et qui possède près de 5000 Leica. On peut les voir dans sa boucherie ainsi qu'ailleurs.

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Il est arrivé, il y a de nombreuses années de cela, que Julius Oppenheimer lui fit le cadeau d'un Hasselblad. Je papotais avec M. Jouannay, qui insista pour qu'on l'appelle Robert, Sophy et moi, parmi les saucisses et les tripes, et je mentionnais sans espoir le cas de mon appareil brisé. Bien sûr, M. Jouannay est un vieux copain de Roger Martin, qui vit un peu plus bas après la scierie, vieil homme distingué avec des mains en or qui, s'il ne dormait pas, pourrait sans doute me venir en aide.

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Roger Martin fut autrefois un athlète nageur militaire. Il était aussi ami de l'association Leica. Dans les grandes années, il était autorisé à appeler Doisneau "Maitre" et pouvait entrer dans la salle des réparations, le graal du graal où les appareils en pièces se font tripoter tout nus.

Roger pense que mon problème n'est pas bien grave et, avec ses ongles longs et précis, il répare mon Leica. La première photo que je prends est celle de sa silhouette, la silhouette de Roger Martin qui a réparé le Leica.

Sur le chemin du retour, Nous passons remercier à son tour M. Jouannay. M. Jouannay trouve que Sophy et moi, nous sommes bien trop maigres. Il nous fait don d'une dizaines de boulettes de viande qui s'avèrent être les meilleures boulettes de viande que j'ai mangé de ma vie.

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Le soir même, avec Sophy, nous sommes retourné chez M. Jouannay pour lui apporter quelques tartes aux fruits que nous avions faites. Le jour suivant, nous sommes partis marcher en foret, puis en montagne. J'ai pris une photo en couleur puis j'ai repris le Leica comme si de rien n'était. Je me souviens qu'à un moment Sophy a glissé et est tombée.

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Je ne me sentais plus inutile, ni à l'abris du danger, ni du changement, ni particulièrement vulnérable. Je m'étonnais même que cette histoire à la fois magnifique et très locale ne se soit pas produite plus tôt, dans les dix ans que nous avons passés ensemble, 1018829 et moi (c'est son numéro de série — je l'ai appris au cas où on me le volerait). Mais sans doute qu'une histoire similaire est arrivée à l'autre ou aux autres photographes qui l'ont manipulé, et dont la sueur acide a, par le passé, rongé la même forme que moi dessous le boîtier où l'on replie les doigts (les mêmes doigts), pendant quarante autres années.

Toi et moi nous sommes si proches à ce moment de notre vie que j'en oublie les autres qui t'ont aimé, que tu as aimé et avec qui, à chaque fois sincèrement, ca été pour toujours.

Omar Khayyam : The rose that once has bloomed forever / dies — La rose qui un jour éclot pour toujours / meurt.

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