Enfin, je déménage. Ma mère vient d’acheter un triplex avec un nombre suspect de poutres foncées, qui soutiennent des étagères, des mezzanines, des autres poutres et un âtre prolongé par les étages. Heureusement, Anthony et Sylvain sont venus m’aider. Le rez-de chaussée est un salon, ma mère habitera le premier, et le second me ressemblera. Par endroits, l’enchevêtrement de bois est si serré qu’on devine un renfoncement, un couloir bas ou une cachette. Combien d’adolescences ont effacé les trésors protégés par leurs ombres ? L’une de ces cachettes n’est pas si profonde, et je vois quelque chose d’oublié qui y brille. Bien sûr, la vie de ceux qui, comme moi aujourd’hui, ont habité ce labyrinthe m’intéresse. Seulement voilà, il y a un ours. Paris, le 11 avril 2007
"De plus grands morts gagnent de plus grandes portions"Heraclite
Dans la collocation de San Pietro, je me lève un peu tard. Le grand appartement frissone de bruits de pas et de mots assourdis par la porte de ma chambre. Aujourd'hui il se passe un événement un peu spécial, c'est le jour où les domestiques peuvent dire ce qu'ils veulent des maîtres.Dans le long couloir qui dessert les chambres, des femmes de ménage, des repasseuses, des plieuses jacassent. Avant que j'aie le temps de comprendre, Hélène S.-M. vient me parler et me demande, comme si tout le monde se le demandait et que personne n'avait osé venir me voir, ce que je pensais du mariage. Je détourne mon regard vers la fenêtre, au travers de laquelle passe un ami déjà grand, monté sur des échasses. Je réponds finalement que Lue n'aurait pas été contre à l'époque où nous étions ensemble, et que maintenant que je sais ce que c'est, vu que je me suis bien occupé des petites à Manosque, je songe sérieusement à avoir un enfant. Mais d'abord je voudrais prendre ma douche.Sauf que toutes les salles de bain sont occupées par des rangeuses, et je ne voudrais pas, moi qui pense encore à la honte de se lever tard, déranger le travail des femmes, surtout ce jour de liberté de parole. Finalement je trouve une salle de bain avec une seule femme qui plie des longues couvertures abricot. Je voudrais bien l'aider, enfin pour que ça aille plus vite, mais je ne sais pas plier, pas bien du tout. Entre les épaisseurs de couverture je vois des bosses et des petites brillances, et le long de son travail, la plieuse fait tomber sur une table une collection d'objets nickelés, des lampes, des visses, des tubes en fer. Je ne savais pas qu'il y avait des secrets dans les couvertures ouvertes, et peut-être serai-je le seul à le savoir jamais, car la femme qui s'affaire en face se moi ne voit rien, n'entend rien.Rome, le 10 août 2007
le 18 octobre 1817, John Keats, qui devait mourir trois ans plus tard de la tuberculose, écrivait à son ami Bailey, alors qu'il travaille à son long poème Endymion "les amoureux de la poésie ne désirent-ils pas avoir une petite région où ils peuvent errer et choisir à leur gré, et où les images sont si nombreuses qu'on les oublie et qu'on les trouve toutes neuves à la seconde lecture, prêtes à nourrir les flâneries de toute une semaine d'été ?".En 1974, plus de 150 ans plus tard, lors d'une conférence de presse, Italo Calvino dit qu' "écrire, aujourd'hui, un roman long, est un contresens".Demandes-toi ce qui s'est passé entre John Keats et Italo Calvino, et tu trouveras la littérature.
Un jour, une petite blonde s'appelait Oléna Demyane. Elle était Russe, vivait en Australie, faisait ses études en Angleterre, mais elle ne connaissait pas le mot "chassé-croisé". Nous nous chassâmes-croisâmes Place Saint-Germain, rue Guillaume Apollinaire, rue Saint Benoît, rue Jacob, rue des Saints Pères, sur le Pont du Carousel elle faillit tourner, elle m'a surpris sous le pavillon Trémoille puis aux Tuileries, et une nuit, dans la rue Saint-Roch, je l'ai portée dans mes bras.Avant qu'elle ne parte en voyage, nous avons passé des heures à l'herbe du Square Louvois, et là - autour de nous des enfants vendaient des billets pour la kermesse - elle dit "i worship the sun", je vénère le soleil ou j'adore le soleil (comme une adore une idole ou une image passée).Je ne l'ai plus revue, et pour la retrouver je devrais prendre l'avion qui fait perdre un jour entier, et qui fait arriver hier.
Stéphane et moi sortons d'une réunion sèche (le contraire d'arosée, c'est à dire le matin, avant de manger, avec des vrais gens qui parlent). A la gare de Fups-sous-Verre, une femme fait la queue au guichet, et la machine à tickets est grande ouverte, avec un écran bleu Windows dessus. Nous faisons la queue aussi.Sans vraiment le vouloir, nous entendons la discussion qui se termine avec le guichetier, un homme bourru et un peu lourd de terre. Cela ne nous frappe pas de prime abord, mais la dame parle un peu fort, comme si elle voulait que nous l'entendions, où si elle avait abandonné cette forme de socialité qui amènent les urbains à collaborer à l'illusion de leur propre absence. Elle dit "donc je dois aller là, à droite, pour me faire rembourser, c'est ça ? Je dois aller là ?". Peut-être parce que nous sentons de la nervosité, nous commençons par croire que la femme rigole. Elle s'écarte du guichet et s'avance vers la porte de verre qu'on lui avait indiquée, mais la porte ne s'ouvre pas. De l'autre côté, quatre ou cinq personnes, dont un employé de la SNCF font semblant de ne pas la voir.La femme dit "c'est fermé pour que je m'énerve, c'est ça ? C'est fermé pour que je pète la vitre ?" puis elle répète "c'est fermé pour que je craque ?". Nous comprenons le drame. J'essaie d'interpeler le guichetier des yeux, pour lui demander d'agir, mais ne trouve pas ses yeux, alors qu'ils doivent bien être quelque part sur sa tête. Stéphane adresse deux mots dédramatisants à la femme, il dit "ne vous inquiétez pas, ils vont trouver une solution". Je cherche d'autres yeux de l'autre côté de la porte de verre, mais je n'en trouve pas non plus. Le guichetier bourru, qui l'avait dirigée vers la porte de verre, remarque finalement que "oui, c'est fermé, c'est le midi, il ouvrira dans une heure". La femme répète "vous voulez que je craque ?" et elle plisse ses jolis yeux derrière ses larmes, vascille et se laisse tomber au sol, à genoux. Elle dit "je veux juste me faire rembourser ce billet, j'ai 40 de fièvre, je veux juste me faire rembourser et rentrer chez moi". Nous sommes tétanisés. Elle se relève lentement, en appuyant sa main contre la gare (contre l'édifice, contre toute la solidité de la gare), et nous regarde en disant, pas en se justifiant, en disant : "mon ami est mort hier dans un accident d'avion, j'ai 40 de fièvre, je veux juste me faire rembourser". Et cette chose étrange : "je dois me lever dans une heure", comme si elle rêvait, ou comme si elle était déjà revenue à son lit et que tout ceci était un rêve pénible. Personne n'a bougé. Je suppose que les quatre ou cinq personnes qui étaient derrière la porte de verre y sont encore. Le guichetier n'a rien fait sinon nous servir nos billets. Pendant un court instant, je me suis dit que je devrais lui prendre la tête et la serrer dans mes bras. Je n'aurais rien pu faire pour elle, enfin pour son ticket, mais je suppose que ce ticket n'a aucune importance et qu'une épaule tiède lui aurait suffit, mais je n'ai pas bougé, comme si le fait de s'investir un peu (d'investir son corps et un peu d'amour) était une chose difficile. Je pensais au service public, je pensais que si quelqu'un avait fait quelque chose, la solidarité se serait mise en route, et parce que personne ne faisait rien, la solidarité se défaisait. Je pensais que la vitre qui nous séparait du guichetier nous avait appris à nous séparer de cette femme, et que si la SNCF ne prenait pas à coeur les femmes aux genoux au sol, notre aide serait aussi une fronde contre l'institution. Dans les villes et les routes, les chemins de ferraille, les canaux, les acqueducs, les rues de traverse, la foule liquide, j'ai pensé que j'avais appris qu'un visage valait un autre visage, et que celui-ci pouvait disparaître et ne jamais revenir, que mon épaule ne servirait à rien.Nous sommes montés dans le train et je me suis mis dans le sens inverse de la marche, pour regarder partir le paysage et sentir que ce lieu était quelque part, que cette femme était quelque part, et que je n'allais pas ailleurs : que je m'en éloignais.