Stéphane et moi sortons d'une réunion sèche (le contraire d'arosée, c'est à dire le matin, avant de manger, avec des vrais gens qui parlent). A la gare de Fups-sous-Verre, une femme fait la queue au guichet, et la machine à tickets est grande ouverte, avec un écran bleu Windows dessus. Nous faisons la queue aussi.Sans vraiment le vouloir, nous entendons la discussion qui se termine avec le guichetier, un homme bourru et un peu lourd de terre. Cela ne nous frappe pas de prime abord, mais la dame parle un peu fort, comme si elle voulait que nous l'entendions, où si elle avait abandonné cette forme de socialité qui amènent les urbains à collaborer à l'illusion de leur propre absence. Elle dit "donc je dois aller là, à droite, pour me faire rembourser, c'est ça ? Je dois aller là ?". Peut-être parce que nous sentons de la nervosité, nous commençons par croire que la femme rigole. Elle s'écarte du guichet et s'avance vers la porte de verre qu'on lui avait indiquée, mais la porte ne s'ouvre pas. De l'autre côté, quatre ou cinq personnes, dont un employé de la SNCF font semblant de ne pas la voir.La femme dit "c'est fermé pour que je m'énerve, c'est ça ? C'est fermé pour que je pète la vitre ?" puis elle répète "c'est fermé pour que je craque ?". Nous comprenons le drame. J'essaie d'interpeler le guichetier des yeux, pour lui demander d'agir, mais ne trouve pas ses yeux, alors qu'ils doivent bien être quelque part sur sa tête. Stéphane adresse deux mots dédramatisants à la femme, il dit "ne vous inquiétez pas, ils vont trouver une solution". Je cherche d'autres yeux de l'autre côté de la porte de verre, mais je n'en trouve pas non plus. Le guichetier bourru, qui l'avait dirigée vers la porte de verre, remarque finalement que "oui, c'est fermé, c'est le midi, il ouvrira dans une heure". La femme répète "vous voulez que je craque ?" et elle plisse ses jolis yeux derrière ses larmes, vascille et se laisse tomber au sol, à genoux. Elle dit "je veux juste me faire rembourser ce billet, j'ai 40 de fièvre, je veux juste me faire rembourser et rentrer chez moi". Nous sommes tétanisés. Elle se relève lentement, en appuyant sa main contre la gare (contre l'édifice, contre toute la solidité de la gare), et nous regarde en disant, pas en se justifiant, en disant : "mon ami est mort hier dans un accident d'avion, j'ai 40 de fièvre, je veux juste me faire rembourser". Et cette chose étrange : "je dois me lever dans une heure", comme si elle rêvait, ou comme si elle était déjà revenue à son lit et que tout ceci était un rêve pénible. Personne n'a bougé. Je suppose que les quatre ou cinq personnes qui étaient derrière la porte de verre y sont encore. Le guichetier n'a rien fait sinon nous servir nos billets. Pendant un court instant, je me suis dit que je devrais lui prendre la tête et la serrer dans mes bras. Je n'aurais rien pu faire pour elle, enfin pour son ticket, mais je suppose que ce ticket n'a aucune importance et qu'une épaule tiède lui aurait suffit, mais je n'ai pas bougé, comme si le fait de s'investir un peu (d'investir son corps et un peu d'amour) était une chose difficile. Je pensais au service public, je pensais que si quelqu'un avait fait quelque chose, la solidarité se serait mise en route, et parce que personne ne faisait rien, la solidarité se défaisait. Je pensais que la vitre qui nous séparait du guichetier nous avait appris à nous séparer de cette femme, et que si la SNCF ne prenait pas à coeur les femmes aux genoux au sol, notre aide serait aussi une fronde contre l'institution. Dans les villes et les routes, les chemins de ferraille, les canaux, les acqueducs, les rues de traverse, la foule liquide, j'ai pensé que j'avais appris qu'un visage valait un autre visage, et que celui-ci pouvait disparaître et ne jamais revenir, que mon épaule ne servirait à rien.Nous sommes montés dans le train et je me suis mis dans le sens inverse de la marche, pour regarder partir le paysage et sentir que ce lieu était quelque part, que cette femme était quelque part, et que je n'allais pas ailleurs : que je m'en éloignais.