Enterrement de Jean Baudrillard, au cimetierre du Montparnasse
"De plus grands morts gagnent de plus grandes portions"Heraclite
"De plus grands morts gagnent de plus grandes portions"Heraclite
Un jour, une petite blonde s'appelait Oléna Demyane. Elle était Russe, vivait en Australie, faisait ses études en Angleterre, mais elle ne connaissait pas le mot "chassé-croisé". Nous nous chassâmes-croisâmes Place Saint-Germain, rue Guillaume Apollinaire, rue Saint Benoît, rue Jacob, rue des Saints Pères, sur le Pont du Carousel elle faillit tourner, elle m'a surpris sous le pavillon Trémoille puis aux Tuileries, et une nuit, dans la rue Saint-Roch, je l'ai portée dans mes bras.Avant qu'elle ne parte en voyage, nous avons passé des heures à l'herbe du Square Louvois, et là - autour de nous des enfants vendaient des billets pour la kermesse - elle dit "i worship the sun", je vénère le soleil ou j'adore le soleil (comme une adore une idole ou une image passée).Je ne l'ai plus revue, et pour la retrouver je devrais prendre l'avion qui fait perdre un jour entier, et qui fait arriver hier.
Stéphane et moi sortons d'une réunion sèche (le contraire d'arosée, c'est à dire le matin, avant de manger, avec des vrais gens qui parlent). A la gare de Fups-sous-Verre, une femme fait la queue au guichet, et la machine à tickets est grande ouverte, avec un écran bleu Windows dessus. Nous faisons la queue aussi.Sans vraiment le vouloir, nous entendons la discussion qui se termine avec le guichetier, un homme bourru et un peu lourd de terre. Cela ne nous frappe pas de prime abord, mais la dame parle un peu fort, comme si elle voulait que nous l'entendions, où si elle avait abandonné cette forme de socialité qui amènent les urbains à collaborer à l'illusion de leur propre absence. Elle dit "donc je dois aller là, à droite, pour me faire rembourser, c'est ça ? Je dois aller là ?". Peut-être parce que nous sentons de la nervosité, nous commençons par croire que la femme rigole. Elle s'écarte du guichet et s'avance vers la porte de verre qu'on lui avait indiquée, mais la porte ne s'ouvre pas. De l'autre côté, quatre ou cinq personnes, dont un employé de la SNCF font semblant de ne pas la voir.La femme dit "c'est fermé pour que je m'énerve, c'est ça ? C'est fermé pour que je pète la vitre ?" puis elle répète "c'est fermé pour que je craque ?". Nous comprenons le drame. J'essaie d'interpeler le guichetier des yeux, pour lui demander d'agir, mais ne trouve pas ses yeux, alors qu'ils doivent bien être quelque part sur sa tête. Stéphane adresse deux mots dédramatisants à la femme, il dit "ne vous inquiétez pas, ils vont trouver une solution". Je cherche d'autres yeux de l'autre côté de la porte de verre, mais je n'en trouve pas non plus. Le guichetier bourru, qui l'avait dirigée vers la porte de verre, remarque finalement que "oui, c'est fermé, c'est le midi, il ouvrira dans une heure". La femme répète "vous voulez que je craque ?" et elle plisse ses jolis yeux derrière ses larmes, vascille et se laisse tomber au sol, à genoux. Elle dit "je veux juste me faire rembourser ce billet, j'ai 40 de fièvre, je veux juste me faire rembourser et rentrer chez moi". Nous sommes tétanisés. Elle se relève lentement, en appuyant sa main contre la gare (contre l'édifice, contre toute la solidité de la gare), et nous regarde en disant, pas en se justifiant, en disant : "mon ami est mort hier dans un accident d'avion, j'ai 40 de fièvre, je veux juste me faire rembourser". Et cette chose étrange : "je dois me lever dans une heure", comme si elle rêvait, ou comme si elle était déjà revenue à son lit et que tout ceci était un rêve pénible. Personne n'a bougé. Je suppose que les quatre ou cinq personnes qui étaient derrière la porte de verre y sont encore. Le guichetier n'a rien fait sinon nous servir nos billets. Pendant un court instant, je me suis dit que je devrais lui prendre la tête et la serrer dans mes bras. Je n'aurais rien pu faire pour elle, enfin pour son ticket, mais je suppose que ce ticket n'a aucune importance et qu'une épaule tiède lui aurait suffit, mais je n'ai pas bougé, comme si le fait de s'investir un peu (d'investir son corps et un peu d'amour) était une chose difficile. Je pensais au service public, je pensais que si quelqu'un avait fait quelque chose, la solidarité se serait mise en route, et parce que personne ne faisait rien, la solidarité se défaisait. Je pensais que la vitre qui nous séparait du guichetier nous avait appris à nous séparer de cette femme, et que si la SNCF ne prenait pas à coeur les femmes aux genoux au sol, notre aide serait aussi une fronde contre l'institution. Dans les villes et les routes, les chemins de ferraille, les canaux, les acqueducs, les rues de traverse, la foule liquide, j'ai pensé que j'avais appris qu'un visage valait un autre visage, et que celui-ci pouvait disparaître et ne jamais revenir, que mon épaule ne servirait à rien.Nous sommes montés dans le train et je me suis mis dans le sens inverse de la marche, pour regarder partir le paysage et sentir que ce lieu était quelque part, que cette femme était quelque part, et que je n'allais pas ailleurs : que je m'en éloignais.
Je suis dans un avion (ce qui n’est pas une si bonne nouvelle) un avion très vaste, comme celui que Sylvain et moi avions pris pour aller à Minneapolis. Ces derniers temps, il m’arrive souvent, au cours d’un rêve, de me souvenir d’un autre rêve. Cet avion énorme m’en rappelle donc un autre, qui avait des pontons, des hélices internes, un quai circulaire qui l’entourait et des petites tables rondes pour dîner en amoureux, à l’extérieur. A chaque fois que je me souviens d’un rêve au cours d’un rêve, à moins d’avoir noté le premier rêve, il ne m’est plus jamais possible de savoir si j’avais effectivement fait ce rêve dans le passé et qu’au cours de la nuit je m’en suis souvenu, ou bien si j’ai rêvé que je me souvenais et que j’ai inventé un autre rêve dans le rêve.Dans cet avion, les choses ne vont pas trop bien. Des hommes entrent dans notre pièce (ma place est dans une petite boîte allongée, à côté d’autres boîtes allongées décorées en fonction de la classe et du prix du billet). Ils touchent à plusieurs choses, à des tuyaux qui font de la vapeur, à des câbles, aux murs. Je me rends compte qu’au travers des hublots, en bas, tout en bas, on voit la mer, et je me dis que c’est le fameux moment de l’avion où il vaut mieux dormir. Je m’allonge dans ma boîte et je ferme les yeux, mais je sens que je commence à tomber (ce sentiment ne m’est pas inconnu). Pris de panique, je me réveille dans mon rêve et je change de pièce. L’avion est presque nu, je sens l’air passer par les cases d’un damier au sol, la cloison qui nous sépare de l’extérieur est si fine, on dirait qu’elle va se chiffonner. D’autres personnes se rendent compte que quelque chose ne va pas. Pour traverser la pièce il faut même passer entre des espaces, au sol, qui donnent directement sur le rien. Je me cramponne à quelque chose en répétant compulsivement une phrase que le rêve gardera secrète, mais cela est inutile. L’avion ralentit, tout est perdu.Je le vois bien, d’où je suis maintenant, bien en dessous de la scène, le gros avion avec des réacteurs immenses qui cessent de tourner, immobile dans le ciel.Rome, 4 juin 2007
Je suis un vieil homme, petit et un peu ridicule, assez laid. J’amène ma mère, qui est si faible qu’un vieil homme doit la déplacer, à la Consultation. Mais ce lieu auquel j’imagine elle appartient (où elle doit aller par ailleurs sans moi), n’est pas digne. Nous marchons dans la pénombre de pièces circulaires, parmi les lépreux, les pauvres et des espagnols sans dents. C’est une cour des miracles. Jamais je n’aurais dû la rendre à cet univers.Devant la porte de la Consultation, je me rends compte que j’ai oublié le livre. Pour entrer, il faut avoir un certain livre et de la farine. Je cours pour prendre le livre, je l’ai, je repasse par les pièces circulaires, et quand j’arrive, je vois des hommes en blouse du personnel médical entourer ma mère et la maintenir comme si elle était folle. Un instant je ne m’en fais pas, parce que l’image de ces nombreux hommes et l’image de ma mère, sont si différentes, que je ne crois pas qu’elles puissent être liées. Mais la chose est bien en train de se produire. Alors je me jette sur eux et je les écarte. Je coince la tête de l’un d’eux sous ma jambe, pour faire un otage. Je dis à leur chef “laissez-nous passer, où celui-ci mourra”. La porte de la Consultation est à quelques mètres derrière eux. Le chef dit “non”, puis il s’adresse à l’otage. Je jette l’otage sur eux pour gagner du temps, j’en frappe deux et je profite de la panique pour attraper un ballon de football en plastique et le transformer en farine en le faisant rebondir sur le sol. Je coince la farine sous mon bras.En passant la porte qui mène à la Consultation, je réalise que je n’ai pas pris le bon livre tout à l’heure, j’ai Le Livre de Sable à la place. Il faudra donc que je force aussi l’entrée de la sale d’attente. Ce que je fais. L’infirmière, qui me voit entrer, met par habitude le nom de ma mère sur la liste. Une fois dans la sale d’attente, je vais directement dans la sale de la Consultation. Mais là, le rêve change. Le vieil homme n’est plus moi, parce que mon regard reste dans la sale d’attente. Le vieil homme et sa vieille mère entrent dans la salle de Consultation, je peux voir une forte lumière sortir de sous la porte, et je suppose qu’après toutes ces péripéties, une bonne chose est en train de leur arriver.Lorsqu’elle voit que c’est le tour de la mère, l’infirmière entre dans la sale d’attente, et crit son nom. Je ne me sens pas du tout concerné. Dans mon rêve, sa phrase est parfaitement claire, elle est prononcée en italien, le nom propre aussi est prononcé en italien. Elle dit, deux fois, en les appelant “Borges Martedi Mardi !”Rome, 12 juin 2007
Stéphane dit : "Tout est là, en ordre dispersé. Heureusement, le gros œil voit tout, de là-haut. Et il compte les miettes"
Quand j'étais jeune, dans ma cité de L'haÿ-les-Roses, il y avait des impacts de balle dans les murs. Je me souviens de Monsieur Cardozzo qui écrasait des insectes à la main. Mes amis organisaient des combats entre des araignées et des guèpes dans des bouteilles de plastique, l'un d'entre eux s'appelait Moufid. L'hiver nous faisions de la luge sur les pentes du garage surélevé en enfilant des sacs poubelles. Dans l'ascenceur, une fois j'ai trouvé un sac poubelle rempli de chatons.
Un soir il y a eu un feu dans l'immeuble. L'odeur me revient de temps à autre, je n'ai jamais pu mettre le doigt dessus, mais elle m'est très familière. Tout avait été très vite, les familles étaient sorties en grappes les unes après les autres et nous n'avions eus le temps que de prendre un objet. Je me souviens de la lumière qui était rouge et des visages de mes voisins qui avaient froid. Chacun avait eu le temps de prendre un objet important afin de le préserver du feu (ironiquement, le feu se détruisit rien), et nous attendions tous dans la rue, la nuit, avec une petite télé, un GI-Joe, une boîte à bijoux en plastique, un dictionnaire, la carte d'un pays lointain. Mais c'est une vieille histoire maintenant, qui me semble l'histoire d'un autre.