Stéphane et moi, nous dormions dans le bâteau, un petit navire neuf de plaisance blanc. La fente qui laissait entrer l'eau n'était pas inquiétante, et nous avions le temps. Patrice est venu nous chercher en barque, et je pense que c'est moins le niveau de l'eau dans la partie arrière de la coque que l'empressement de Patrice qui nous mit mal à l'aise. Il fallait donc y aller. bien sûr, la première chose que je prends est le Leica. Mais je réalise au moment de passer dans la barque que toute ma bibliothèque est dans une pièce qui coule. Je redescends et je les vois : Kafka, Kipling, Maupassant, Calderon, Vian, Bioy, Hawthorne, James, Frost, Sartre, Borges, Aragon, Calvino, Leonardo Vairo et Najet Ghaouti et Héraclite qui disait "car c'est la mort pour l'âme que de devenir eau et mort pour l'eau que de devenir terre. Mais l'eau vient de la terre et l'âme vient de l'eau". Je sais que tous ces livres ont déjà coulé, car leurs auteurs sont morts, ou mourront, mais ces livres sont précieux parce qu'il y a mes petites croix aux mots importants, ou parce qu'on me les a offerts, ou parce que je les ai lus dans un lieu qu'ils me rappellent. Stéphane vient me chercher, Patrice nous presse de quitter le bâteau, mais le drame n'est pas dans le danger, car l'eau coule monte si lentement qu'on ne la sent pas monter. Je sais que l'eau montera et que ma bibliothèque tombera et que je ne retrouverai pas mes petites croix. Mais il me reste l'espoir de sauver quelques livres, quelques volumes légers que la barque pourra ramener avec moi. Soudainement, l'émotion la plus forte me prend quand je vois les plats blancs de la lourde Encyclopedia Universalis de mon grand père, Henri Victor Dandrieux, qui l'a donnée à ma mère Catherine Françoise Dandrieux et dont je suis dépositaire. Et je refuse, je refuse, et je rêve que je pleure et le rêve que je pleure se dissout comme l'eau dans l'eau.Paris, 30 mars 2007
En mai 1816, l’écrivain romantique Mary Shelley et son mari, l’écrivain romantique Percy Bysshe Shelley, en compagnie de Lord Byron et de Claire Clairmont, que Lord Byron venait de mettre enceinte, partirent ensemble pour quelques vacances au bord d’un lac. Ils sortirent beaucoup et profitèrent du beau temps. Les jours où ils ne le pouvaient pas, ils jouaient à inventer des histoires, et l’une de ces sessions eu pour défi les contes d’épouvante. Mary Shelley raviva les expériences qu’elle avait lues dans la presse, au cours desquelles les membres de grenouilles mortes avaient été animés par la force de l’électricité. Ce même jour, elle fit un rêve éveillé qui lui laissa l’intrigue d’un monstre, composé par des pièces volées aux dépouilles publiques, et animé par la science. Les sentiments de ce monstre seraient aussi monstrueux que ceux du docteur Frankenstein, qui en quelques sortes l’aurait crée. Lorsqu’elle raconta ce rêve, elle le fit en ces termes : “my imagination, unbidden, possessed & guided me, gifting the successive images that arose in my mind with a vividness far beyond the usual bounds of reverie... I saw the pale student of unhallowed arts kneeling beside the thing he had put together — I saw the hideous phantasm of a man stretched out, and then, on the working of some powerful engine, show signs of life, and stir with an uneasy, half-vital motion... What terrified me will terrify others; & I need only describe the spectre which had haunted my midnight pillow”.
Six ans plus tard, le 8 juillet 1822, Percy Bysshe Shelley se noya, ou se suicida. Le 11 août qui suivit, dans une lettre adressée à Mrs Gisborne, Mary Shelley, veuve, raconta deux autres rêves, avec le même intérêt pour les histoires d’épouvante. Dans le premier rêve, venu à une amie, Percy Bysshe Shelley, qui pour la veille était mort, passait devant la fenêtre de sa femme, sans manteau ni veste. Ils se regardèrent un instant mais conservèrent le silence, sans doute dans la crainte de troubler la pudeur du surcis.
Le second rêve était venu à Percy Bysshe Shelley lui même, et il l’avait raconté à sa femme avant de trouver la mort. Comme dans le tableau de Dante Gabriel Rossetti où deux amants se rencontrent eux-mêmes dans la forêt, dans son rêve, le poète avait rencontré son double. En Allemagne, on le nomme Döppleganger, en Ecosse le Fetch, ce qui signifie “prendre” car il vient chercher les hommes et les mène à la mort. Dans les vers allitératifs de l’Edda Poétique persiste le soupçon que les animaux d’Odin, Geri et Freki, Huggin et Muninn, évoluent chacun en pair avec leur double, ce qui les dispense de rencontrer jamais la mort. Mary n’ignorait pas ces superstitions, car elle ajouta “he told me that he had had many visions lately — he had seen the figure of himself which met him as he walked on the terrace & said to him — “How long do you mean to be content” — No very terrific words & certainly not prophetic of what has occurred”.
C'était en juillet 2003, et le dernier objet de mon héritage, une Rétinette Kodak sans télémètre et sans cellule, ne quittait plus ma main. Au début, je la sortais par courtoisie, puis est venue une ferveur un peu infantile, et le défi de réussir enfin une photo. Réussir une photo, avec une Rétinette, cela veut dire prendre une photo qui n'est ni floue ni hors focus. En juin 2003, le jeune homme du mauvais labo m'avait annoncé une bonne nouvelle : il pouvait enfin me facturer un tirage.
Le mois de juillet qui suivit, nous traversions l'italie, Casilli et moi. J'ai vu Campo Basso, où les portes des pièces grincent à cause du tremblement de terre, et les routes de la Molise, première région productrice de sable, Bari où un homme s'est noyé sur un banc à cause de l'humidité, Pescara, des montagnes en feu et Milan. A Milan, il y avait la Galleria Vittorio Emmanuelle II. Dans la photo prise ce jour, qui est la photo d'un novice, on voit une toile d'araignée et la cartographie mystérieuse du ciel.
Depuis, 3 ans ont passé, pendant lesquels j'ai fait des photographies. Je ne sais toujours pas pourquoi je produis ces images, qui ne sont ni plus dignes, ni moins dignes d'être vues que d'autres, mais qui sont moins dignes d'être aimées que certaines. Je pensais qu'avec un peu de temps, j'aurais trouvé une motivation secrète, ou une coincidence dans mon parcours, dans le parcours de ma famille ou dans l'image que je voudrais donner de moi. Aucune de ces choses ne s'est produite. Mais un soir de l'été 2006, avec Valentina et Alessandro, en écoutant un concerto de piano à Bibli, à Trastevere, une idée m'est venue, qui touche la littérature, mais qui sans doute touche aussi la photographie, ou qui touche ma manière de voir ces deux choses du même oeil.
Bibli est un lieu calme et livresque, ouvert tard le soir, où des jeunes romains lisent Les villes invisibles et le Livre de Sable, tirés au hasard des branches et des amples rayonnages. Le pianiste, dont je n'ai jamais su le nom, paraissait jouer sans vraiment être là. L'idée qui est venue est la suivante : il doit y avoir quelque chose de plus vaste que la littérature, ou que la photographie, qui contient l'une et l'autre, et peut-être que la photographie et la littérature, si on les intéroge, sont des formes creuses, ou abandonnées, qui pointent humblement cette chose. Je ne doute pas de l'antiquité de cette idée, ni de son inactualité. Certaines personnes, dont je ne fais pas partie, ont le don de se souvenir des inspirations de Platon et de Coleridge, sans jamais les avoir lues. J'ai la chance de croiser ces gens, et il m'arrive de les imiter. Ainsi, depuis que cette idée est venue, certaines choses se sont éloignées de moi : les discussions sur le style direct et le style élaboré, les virages au sélénium et à l'or et les papiers barytés, Photoshop, les chiffres de diaphragme et de focale, le traitement croisé. Peut-être que les mots "littérature" et "poésie" sont des mots paresseux, car lorsqu'un ami me demande de définir l'une ou l'autre, je sens que la première parole de ma définition sera l'antithèse parfaite de la littérature ou de la photographie. Du coup, en écoutant ce pianiste, je me suis senti très calme et ma grammaire s'est appauvrie. Sa manière de faire, sans se poser de question, qui est inconnue aux Français depuis les années 50 et Jean-Paul Sartre, était une prodigieuse suggestion, et je m'en satisfais encore sans pour autant savoir la formuler clairement.
Quelques semaines plus tard, en novembre 2006, je devais suivre Stéphane et Vincenzo à Milan pour une conférence. Nous étions face à une baie vitrée, au dernier étage de la IULM, l'université privée de media et sciences de la communication, et le soleil déclina le long de nos interventions. Nous nous sommes retrouvés à cinquante, peut-être quarante, subitement intimes et surpris par la nuit, à parler entre nous de l'imaginaire. Le lendemain, le Leica a pris cette photo de la Galleria Vittorio Emmanuelle II, presque trois ans, ou un peu plus de trois ans, après l'avoir déjà prise, sans que j'y pense.
Je ne sais pas qui lut ce poème à voix haute en premier, si c'était une étudiante à Buenos Aires en 1966, ou un étudiant à Cambridge en 1967 ou 68, ou Patrick Devedjian lors d'un dîner rue Pierre et Marie Curie, ou Edward Fitzgerald qui l'écrivit, ou la femme d'Edward Fitzgerald, dans la ferveur de la curiosité. Je l'ai lu sur l'oreiller il y a peu.Lorsque les photographies arrivent, je les place sur le mur, où elles restent longtemps. Certaines s'essouflent et tombent d'elles-mêmes, je les range et on ne les voit pas. Je ne trouve pas souvent de raison de publier une image, parmi le vaste concert des images, et si ce n'étaient mes amis ou certains de mes amis, j'en publierais encore moins. Certaines, cependant, restent devant moi de nombreuses semaines, qui se révellent des mois, et je me surprends à espérer. Ces photos sont moins infatigables que le premier vers de ce poême, écrit par un mathématicien et rêveur, né au XIe siècle à Nichapur, en Perse. Edward Cowell découvrit le Rubaiyat d'Omar Khayam en 1856 à la bibliothèque bodléienne. Fitzgerald, qui acceptat de les traduire, dit qu'ils étaients de "curieux quatrains, infidels et épicuriens".En lisant la métaphore du premier vers, nous pensons d'abord que le rêve s'étendra sur tout le pôeme. Puis vient "la main gauche de l'aube" dans le ciel. Et le rêve tourne, il devient sinistre, et le lecteur le reconnait parmi ses nuits redoutées. Le poême dit ceci :Dreaming when Dawn's Left Hand was in the SkyI heard a Voice Within the Tavern Cry'Awake my Little ones, and fill the CupBefore Life's Liquor in its Cup be dry'.
Stéphane, qui est mon ami, dit beaucoup de mots. Le Bal jaune est un événement très dense, qui s'est déroulé cette année au cinquième étage de Beaubourg. Le vaste espace était démuni de bouteilles et des gardiens veillaient à ce que les privilégiés invités ne fument pas. Stéphane dit "si le rien cesse d'exister, on est vraiment confronté à la substance du néant".
J'eus l'idée, en découvrant qu'une chanson durerait 2'41, que je n'allai pas réaliser combien ce temps serait du temps en moins dans ma vie. Au contraire, j'aurai l'impression que je peux expérimenter le temps, le mettre à l'épreuve, le mesurer, dire que 2'41, c'est peu ; au final, j'avais le sentiment simple que la longueur de ma vie était tellement grande, indéfinissable, qu'elle recelait peut-être (l'espoir) un infini caché.