Paris photo
Stéphane et moi, nous dormions dans le bâteau, un petit navire neuf de plaisance blanc. La fente qui laissait entrer l'eau n'était pas inquiétante, et nous avions le temps. Patrice est venu nous chercher en barque, et je pense que c'est moins le niveau de l'eau dans la partie arrière de la coque que l'empressement de Patrice qui nous mit mal à l'aise. Il fallait donc y aller. bien sûr, la première chose que je prends est le Leica. Mais je réalise au moment de passer dans la barque que toute ma bibliothèque est dans une pièce qui coule. Je redescends et je les vois : Kafka, Kipling, Maupassant, Calderon, Vian, Bioy, Hawthorne, James, Frost, Sartre, Borges, Aragon, Calvino, Leonardo Vairo et Najet Ghaouti et Héraclite qui disait "car c'est la mort pour l'âme que de devenir eau et mort pour l'eau que de devenir terre. Mais l'eau vient de la terre et l'âme vient de l'eau". Je sais que tous ces livres ont déjà coulé, car leurs auteurs sont morts, ou mourront, mais ces livres sont précieux parce qu'il y a mes petites croix aux mots importants, ou parce qu'on me les a offerts, ou parce que je les ai lus dans un lieu qu'ils me rappellent. Stéphane vient me chercher, Patrice nous presse de quitter le bâteau, mais le drame n'est pas dans le danger, car l'eau coule monte si lentement qu'on ne la sent pas monter. Je sais que l'eau montera et que ma bibliothèque tombera et que je ne retrouverai pas mes petites croix. Mais il me reste l'espoir de sauver quelques livres, quelques volumes légers que la barque pourra ramener avec moi. Soudainement, l'émotion la plus forte me prend quand je vois les plats blancs de la lourde Encyclopedia Universalis de mon grand père, Henri Victor Dandrieux, qui l'a donnée à ma mère Catherine Françoise Dandrieux et dont je suis dépositaire. Et je refuse, je refuse, et je rêve que je pleure et le rêve que je pleure se dissout comme l'eau dans l'eau.Paris, 30 mars 2007