C'était en juillet 2003, et le dernier objet de mon héritage, une Rétinette Kodak sans télémètre et sans cellule, ne quittait plus ma main. Au début, je la sortais par courtoisie, puis est venue une ferveur un peu infantile, et le défi de réussir enfin une photo. Réussir une photo, avec une Rétinette, cela veut dire prendre une photo qui n'est ni floue ni hors focus. En juin 2003, le jeune homme du mauvais labo m'avait annoncé une bonne nouvelle : il pouvait enfin me facturer un tirage.
Le mois de juillet qui suivit, nous traversions l'italie, Casilli et moi. J'ai vu Campo Basso, où les portes des pièces grincent à cause du tremblement de terre, et les routes de la Molise, première région productrice de sable, Bari où un homme s'est noyé sur un banc à cause de l'humidité, Pescara, des montagnes en feu et Milan. A Milan, il y avait la Galleria Vittorio Emmanuelle II. Dans la photo prise ce jour, qui est la photo d'un novice, on voit une toile d'araignée et la cartographie mystérieuse du ciel.
Depuis, 3 ans ont passé, pendant lesquels j'ai fait des photographies. Je ne sais toujours pas pourquoi je produis ces images, qui ne sont ni plus dignes, ni moins dignes d'être vues que d'autres, mais qui sont moins dignes d'être aimées que certaines. Je pensais qu'avec un peu de temps, j'aurais trouvé une motivation secrète, ou une coincidence dans mon parcours, dans le parcours de ma famille ou dans l'image que je voudrais donner de moi. Aucune de ces choses ne s'est produite. Mais un soir de l'été 2006, avec Valentina et Alessandro, en écoutant un concerto de piano à Bibli, à Trastevere, une idée m'est venue, qui touche la littérature, mais qui sans doute touche aussi la photographie, ou qui touche ma manière de voir ces deux choses du même oeil.
Bibli est un lieu calme et livresque, ouvert tard le soir, où des jeunes romains lisent Les villes invisibles et le Livre de Sable, tirés au hasard des branches et des amples rayonnages. Le pianiste, dont je n'ai jamais su le nom, paraissait jouer sans vraiment être là. L'idée qui est venue est la suivante : il doit y avoir quelque chose de plus vaste que la littérature, ou que la photographie, qui contient l'une et l'autre, et peut-être que la photographie et la littérature, si on les intéroge, sont des formes creuses, ou abandonnées, qui pointent humblement cette chose. Je ne doute pas de l'antiquité de cette idée, ni de son inactualité. Certaines personnes, dont je ne fais pas partie, ont le don de se souvenir des inspirations de Platon et de Coleridge, sans jamais les avoir lues. J'ai la chance de croiser ces gens, et il m'arrive de les imiter. Ainsi, depuis que cette idée est venue, certaines choses se sont éloignées de moi : les discussions sur le style direct et le style élaboré, les virages au sélénium et à l'or et les papiers barytés, Photoshop, les chiffres de diaphragme et de focale, le traitement croisé. Peut-être que les mots "littérature" et "poésie" sont des mots paresseux, car lorsqu'un ami me demande de définir l'une ou l'autre, je sens que la première parole de ma définition sera l'antithèse parfaite de la littérature ou de la photographie. Du coup, en écoutant ce pianiste, je me suis senti très calme et ma grammaire s'est appauvrie. Sa manière de faire, sans se poser de question, qui est inconnue aux Français depuis les années 50 et Jean-Paul Sartre, était une prodigieuse suggestion, et je m'en satisfais encore sans pour autant savoir la formuler clairement.
Quelques semaines plus tard, en novembre 2006, je devais suivre Stéphane et Vincenzo à Milan pour une conférence. Nous étions face à une baie vitrée, au dernier étage de la IULM, l'université privée de media et sciences de la communication, et le soleil déclina le long de nos interventions. Nous nous sommes retrouvés à cinquante, peut-être quarante, subitement intimes et surpris par la nuit, à parler entre nous de l'imaginaire. Le lendemain, le Leica a pris cette photo de la Galleria Vittorio Emmanuelle II, presque trois ans, ou un peu plus de trois ans, après l'avoir déjà prise, sans que j'y pense.