La confusion des mots mène à la confusion des choses
Au croisement de l’avenue Gabriel Peri et de la longue avenue Terré, dans le Saint Gratien de mon enfance, le premier taxi qui vient m’amènera à Enghien-les-bains, en empruntant d’ailleurs l’avenue Terré en contre-sens.
La voiture est une longue Mercedes foncée décapotable, avec un par-brise ancien, très bas, ondulé, pratiquement dépoli, inutile, ornemental. Le chauffeur est un homme blond sûr de lui, qui m’entreprend rapidement. Parvenu devant la gare où j’ai mon rendez-vous, il connaît mon métier, mon affinité avec l’Italie, le parcours de mes vacances. Il ne me demande pas le prix de la course, ce qui m’embête. En voyant affiché 5,50, je sors mes billets têtus, dont il tire lui-même un de 5 et me rends une énigmatique pièce de 10 centimes, décidé à changer la devise de notre commerce, et me regarde la fourrer dans ma poche. « Ce n’est pas l’argent qui, compte» dis-je en lui montrant quelques euros différents, «ce sont les pièces et leur provenance». La presque sympathie de ma remarque, au moment où j’aurais dû quitter le véhicule, l’enhardit au point qu’il me demande mon adresse et mon numéro de téléphone. D’abord je n’ai pas de papier. Il me trouve un petit dictionnaire, un minuscule dictionnaire dont il passe la tranche d’une feuille au briquet avant de me la tendre avec un stylo, afin de pouvoir la retrouver plus tard et m’appeler. Ce plus tard finit de m’inquiéter, et la surface de papier est de toute manière trop petite. Ensuite, nous trouvons une feuille vierge. Comme souvent, je me sens suspecté de ne pas vouloir donner de portable. Mais que voulez-vous, si je n’en ai pas. Enfin je me résigne à lui laisser mon nom, mais les lettres que je voudrais écrire sortent modifiées du stylo, doublées ou triplées, corrompues, codifiées. Il verra certainement mes réticences, et de toute façon mon rendez-vous m’attend. Et puis je ne lui dois rien. Au mieux je reconnais que sa voiture m’intéressait. Pendant que je rassemble mon bric et mon broc déballés, le chauffeur m’embrasse tendrement dans le cou. « je crois que vous devriez cesser tout de suite» répété-je par deux fois. «Quoi ?» se surprend le chauffeur, «n’allez pas me dire que vous êtes docteur ?»
Manosque, le 10 août 2008