La bienveillance des cuillers
Nous nous sommes regroupés, parvenus de nombreux horizons et aux compétences mêlées. Nous pensions nous affronter, mais quelque chose nous rassemble silencieusement comme un ennemi commun. De nombreux changements violents d’équinoxes, un piege de sable dans le sol, des émotions qui ne sont pas les nôtres et que nous ressentons cependant achèvent de nous en porter la certitude. L’un de nous le dit pour tous : «there is a greater force at work». Cette force, ou cet esprit, finit par prendre la forme d’une conserve dorée où dort une sorte de nutella. Nous pensons que la chance a tourné, que ce dieu protéiforme, auquel nous avions prêté des intentions dévastatrices, n’est peut-être finalement que la somme du hasard de ses diverses manifestations, et que ceux d’entre nous qui sont morts par suffocation n’ont pas été victime d’une intention de tuer, mais d’une sorte de jet de dès qui, chaque fois, le renouvelle, tantôt amical, tantôt impavide, tantôt vengeur. Nous pourrions maintenant contenir le dieu innocent dans cette conserve. Je veux éprouver mon courage en plongeant l’une des cuillers dorées qui me parviennent de mes grands parents dans la pate noire, et consommer un bout du dieu, mais la cuiller refuse, elle se tord et se distord pour m’en empêcher à tout prix. Tout devient clair : nous renversons le dieu sur le sol pour le confondre, et la pate noire se fige en une sorte de grille affutée aux coudes angulaires et aux extrémitées aigües.
Nous comprenons alors deux choses. La première, qu’il y a véritablement une intelligence funèbre dans le dieu de la conserve, qui a tenté de pénétrer en nous par notre bouche, et l’étendue des pouvoirs que nous lui connaissons est si vaste que nous sommes tous condamnés à une mort proche. La seconde chose que nous comprenons, et qui parvient à équilibrer le désespoir, est que les cuillers en or sont pleines d’une sorte de distante bienveillance.
Paris, 16 juillet 2010