Finalement, j’accepte de voir un psy pour ce petit problème. C’est une maison calme, plate, avec un jardinet à l’américaine devant et un chemin qui mène à la porte. Par la fenêtre on peut voir la salle d’attente. Dans la salle d’attente, il y a la porte de bois derrière laquelle se déroulent les consultations.
J’attends un peu, assis sur la banquette en moleskine marron, puis je m’ennuie et je décide de faire un tour dans le jardin. Je vois alors pas la fenêtre que la salle d’attente est en flammes. Je rentre en courant et je prends l’extincteur. Le feu est très vif, comme un feu d’alcool dans une poêle où on cuit des gambas. Très vif, très haut, mais très localisé. Il s’éteint facilement, mais je me rends compte que j’ai eu de la chance, parce qu’il a pris exactement à l’endroit où j’étais assis. Par suspicion, je vérifie mon caleçon, et je vois qu’il est un peu brûlé lui aussi.
De colère, je frappe à la porte de la psy, qui refuse d’ouvrir sous le vague prétexte d’une consultation en cours. Alors je vais au fond de la salle d’attente, je dégage la neige carbonique de dessus la banquette, je m'assieds une seconde, plein de conviction, je me relève aussi vite, j’ouvre la porte de la psy sans rien demander, et je la mets en face de son imprudence : la réaction physique qui se produit entre la banquette de moleskine et mon caleçon, et qui vient de recréer du feu dans sa salle d’attente.
Casa san pietro, 29 Août 2007
Nous marchions sur un pont très long, qui recouvrait la mer, mais dont les deux côtes qu'il reliait étaient si éloignées, qu'il semblait tout aussi bien ne relier rien à rien, et être une route sur l'eau.
Sur les côtés s'enfilaient des panneaux de métal sur lesquels on affiche les photographies des candidats aux communales, mais ils étaient encore vierges. Je pointais une sorte de télécommande sur la surface plane et métallique des panneaux, la première fois je leur ai transmis un ordre (tout les panneaux étaient reliés : transmettre l'ordre à l'un était le transmettre à tous), puis la télécommande cessa de fonctionner. Nous n'avons pas deux chances pareilles, semble-t-il.
Tu flânais. Dans un autre rêve, d'autres panneaux, plantés dans une plaine, figuraient des oeuvres de toi. Au dessus des panneaux de ce rêve-ci, il y avait des inscriptions. L'une d'elle était "9 loups".
Paris, le 17 mars 2008
Au 34 de l’avenue Foch, chez mes grands parents, dans ma jeunesse, autour des tapis velus et des portes de bois, Sylvain et moi retrouvons un étrange personnage, désormais propriétaire légitime des lieux. Je suis curieux, j’aimerais savoir ce qu’il fait vivre à ces couloirs où j’ai volé des chocolats, à ces décorations sur les tapis où j’ai joué à la petite voiture, à ces vitrines pleines des papiers de mon grand père que je n’osais pas nettoyer.
Le personnage nous accueille avec entrain, nous avons toute confiance en lui. Il est assis obliquement sur l’un des fauteuils de cuir vert où est mort mon grand père, sa jambe dépasse de l’accoudoir, il est chez lui. Sur le sourire de sa compagne, qui se tient debout à quelque distance, on lit l’inverse de la révolte, et du plaisir. Elle joint ses mains sur le devant d’une blouse grise.
L’interrogatoire commence. Avez-vous scellé l’autre chambre, où vécu jusque ses 97 ans Mémé Suzanne ? Qu’avez-vous pensé des lits dépliables de la chambre du fond, déguisés en armoire ? Et cette petite table ronde du salon, d’où sortent des tablettes bordées de cuir vert, l’utilisez-vous réellement ?
Dans les réponses du personnage, qui me satisfont toutes, se trouve aussi une insinuation plus ample, et dans sa bouche, les mots les plus quotidiens s’accompagnent d’une suspicion philosophique. Je me laisse entraîner par cette belle pensée, et nous débattons de choses, dont les occupations serviles de sa compagne, au sujet desquelles, encore une fois, je suis tout à fait satisfait.
Soudain, Sylvain fronce les sourcils. L’une des hypothèses du personnage, qui pourtant est unanime, affirme l’exact inverse de ce qu’une autre hypothèse, également unanime, soutenait il y a quelques minutes, et à laquelle nous nous étions évidemment ralliés. Je nous sens incertains, à devoir choisir entre la défense d’une intégrité de pensée qui nous a visiblement déjà échappé, et l’approbation de notre hôte.
Nos premières contestations, dont nous nous rassurons en pensant qu’elles éveilleront l’intérêt d'un personnage si élégant pour la contradiction, ou la beauté d'un esprit honnête, le laisse en fait parfaitement froid. Sylvain et moi ne sommes sans doute déjà plus là, à la pensée de ce gentleman autonome. Ses idées s’enchaînent et contredisent successivement l’idée précédente, la thèse d’un fameux philosophe qu’il prétendait admirer, l’idée suivante, les choses auxquelles tu crois le plus sincèrement du monde et l’hypothèse de notre propre présence.
Il est trop tard. Tout ce que nous possédions de plus certain est passé sous l’ingrat scepticisme de cette homme. Rien de ce que nous pouvons dire ne pèse plus ; ni notre coeur, ni nos arguments, ni l’écoute silencieuse que nous lui avons offert ne le touche. A l’évocation des thèses les plus dangereuses, nous tentons de saisir la conscience de sa compagne, mais nous voyons à son air d’approbation paisible qu’il y a longtemps que son esprit vagabonde indifféremment d’une chose à l’autre, que son amour tout entier et son admiration vont à celui qui nous parle. Et peut-être même qu’elle a cherché cet homme, elle l’a longtemps cherché avant de s’endormir, que cet homme n’est que le personnage de ses désirs les plus intimes, et qu’avant lui d’autres ont trôné sur ce siège, à faire les mêmes choses, à les dire moins bien.
(dans la même nuit d'hier, vu Lue en compagnie par hasard, hétérotélie chez Sarah et oublié le Leica en laissant un lieu, pour la première fois de ma vie, chez Charlie.)
Paris, le 16 mars 2008
Grasse matinée. Je sens que je flotte, tous les coins de mon lit sont hospitaliers. Venue en rêve, cette phrase exacte : « je suis le porte-parole ardent de cette flatterie sensuelle qu’est la capitainerie ».
Sans doute que le mot «flotterie», que je ressens, devient le mot «flatterie», voire «flatterie sensuelle». C'est de ma lecture viennoise de Bachelard que sera revenue la rêverie du flottement, cette lenteur de la pensée du fleuve, le radeau, la barque, une certaine amitié indifférente de l'onde. Et la péniche qui nous conduisit la semaine dernière jusqu’à la Marne, pour savoir si je vais vivre et travailler à San Francisco cet automne, m’aura apporté l’invention, ou la question quant à ce que ferai dans ma vie, du capitaine.
Paris, le 30 juin 2008
Je ne sais pas combien de temps il me reste avant qu’ils ne se rendent compte de mon imposture ici, dans la cour intérieure de la Mairie, qui donne sur le Zocalo de Mexico, mais je sais que ce temps est très peu. Pour ne pas accélérer encore sa diminution, j’essaie d’agir le plus banalement possible, et je rajoute des gestes qui seraient inutiles ou suicidaires au fuyard que je suis. Je tire de l’eau d’une petite fontaine, puis je me dirige lentement vers la porte de sortie.
De l’autre côté du chambranle, je tombe sur une poignée de gens très hauts, bien habillés, des touristes importants ou des hauts fonctionnaires. Pour ne surtout pas dissoudre absolument ma crédibilité, je leur fais comprendre qu’ils n’ont sûrement pas grand chose à faire ici, que je suis du dedans, et qu’ils sont du dehors, et je ferme la porte derrière moi. Maintenant, s’éloigner lentement.
Au bout de cent mètres, en plein milieu du Zocalo, un policier crie en ma direction. Flûte, le sac de sucre ou de farine que je traînais a laissé une trace blanche qui remonte directement de la mairie à mes pieds. Pour montrer la grandeur de ma bonne foi, je glisse le sac dans une poubelle ; bien sûr je viendrai nettoyer le reste personnellement.
Mais le policier, toujours en criant, me dépasse et je comprends, lorsque je vois un homme au loin autour duquel l’agitation grandit, que ce n’est pas après moi que la police en a, et que le danger est peut-être plus gros que la capture et la milice mexicaine. Les touristes s’écartent de l’homme en courant, les forces de police foncent sur lui et s’arrêtent à distance de vue. Il est évident qu’il est enrobé de bombes. Il porte aussi un revolver qui brille violemment.
Une première détonation ne parvient pas à le tuer, mais soulève un nuage de poussière. Je saisis instantanément l’importance de l’événement. Le Leica s’apprête à tirer, je cherche un peu plus la gauche, la ligne la plus droite de moi à lui. Brusquement me revient cette évidence militaire : la ligne la plus droite de moi à lui est aussi la ligne la plus droite de lui à moi. Il tire. Mais nous étions si éloignés que la distance a ralenti la balle. Je la retrouve écrasée sur ma poitrine, enfoncée d’un demi centimètre autour d’une arrogante perle de sang.
Vienne, le 3 avril 2008
A déjeuner chez Jean-François, à la terrasse de la rue Saint Benoît, les premiers rayons du soleil de mars, et l’odeur des filles. Derrière la vitrine du libraire, je vois la main qui pend de Truman Capote, embarrassé par la palmeraie, sur la photographie qu’a prise HCB en 47, et dont ce tirage de 48 coûte 4000 euros. Je l’envisage sérieusement en sauçant mon entrée, Saint-Germain-des-près me donne une brise un peu vaniteuse de nouveau riche.
Sylvain me parle d’Eugénie, qui est chère comme un félin, et insondable comme une félin. Stéphane déjeune un peu plus loin avec un client vaincu, je l’entends qui ensorcelle. Soudain je vois ce petit homme qui est mon père, marcher de l’autre côté de la rue. Je crains pour mon image, si jamais les vrais germanopratins découvraient d’où je viens. Il passe derrière une file de camionnettes, je l’attends qui doit reparaître, mais il ne se passe rien. Un instant je me demande où il a bien pu passer, puis je le vois qui avait fait son tour s’approcher de nous, dans un état indéfini de déchéance, entre le mendiant voyageur et Cratès de Thèbes. Mon père a les cheveux blancs et longs, on voit paraître son torse, qui est vaste et brillant. Je pense à lui en termes de capital, je me dis étonnamment que tous les maux du corps, je ne peux pas les tenir de cet homme si vaillant, ce chasseur, que je les tiens obligatoirement de l’autre partie de ma famille, des Dandrieux, d’une faiblesse plusieurs fois séculaire qui habite dans les Dandrieux.
Avec sa voix, il m’adresse quelques mots sûrs et s’en va se mettre à une table, visiblement décidé à manger.
Je n’y tiens plus, il faut partir. Mais, debout devant le comptoir pour payer, je ne parviens pas à décoller mon regard de sa figure défaite et de ses os saillants, qui répondent au soleil. Je dis à Emilie, avant qu’elle ne m’encaisse : « je paie pour ma table, et tout ce que te demandera cet homme, je le paie aussi. »
Montmartre, le 29 février 2008
Mon amoureuse et moi prenons beaucoup de temps pour préparer la couche. Il faut en tirer les coins, toujours s’assurer de la couverture uniforme de la couette, caler les coussins, attribuer les côtés. La partie la plus longue est la répartition de la chaleur des corps, de se chauffer sa place dans le matelas aux enjeux plus subtiles de savoir qui est trop chaud, quel bout de ton corps est trop froid, mets ta main là, dégage ton pied. Cette partie de la préparation peut durer toute la nuit.
Mais ce n’est pas notre premier lit, l’expérience compte, nous sommes rodés. Au prix d’immenses efforts et de grands sacrifices, parfois de manigances qui nous éloignent et nous fatiguent, mon amoureuse et moi parvenons à produire une couche d’une qualité incomparable. C’est aussi ce que pense un ours, à l’opportunisme duquel les parois coulissantes de la chambre ne résistent pas. La perfection de notre couche ne l’attendrit pas, il se suffit de nous en foutre dehors et de dormir au chaud.
Tu es sans doute parti de trop loin. Peut-être que ce que tu fais, ce sont tes enfants qui en bénéficieront.
Vienne, le 7 mai 2008
Je connais cette lumière, c’est la lumière rouge de Rome, lorsque les pins-parasols s’élèvent devant le soleil, et je regarde le Gianicolo se coucher depuis ma terrasse, en lisant Moby Dick. Bientôt il fera nuit, on n’y verra plus rien.
JP et moi devons descendre au plus vite de Montmartre. Le chemin le plus court pour atteindre la ville est une lente plaine herbue qui a déjà de sombres airs de traquenard. Nous courrons, je sens la machine de mon corps qui est faite pour ça, je la sens trouver son rythme. Devant, JP qui est un plaisantin, pour dédramatiser notre situation, lâche quelques pétards. Moi, j’ai bien peur qu’il ne vienne d’éveiller les rares dangers qui nous guettaient.
Cette lumière et le visage de mon vieux copain vont bien ensemble. Je sors le Leica, je tourne les bagues pour faire mon couple, mais une première fois, JP sent le coup venir et se crispe dans une grimace de comédien. C’est dur de faire le portrait d’un comédien disait Henri. Comme d’un homme politique, ils connaissent bien leur métier. Le comédien : « comment le voulez-vous ? dramatique ? comique ? Las ? ». Sans doute que si je persévère...
Mais nous n’aurons pas le temps de rejoindre la ville. Heureusement, un centre commercial, où nous espérons trouver d’autres errants, est resté ouvert. Dès l’entrée nous voyons un vaste terrain de jeu avec des arbres, du sable, des cabanes, des poutres croisées liées avec de la corde, des filets pour rejoindre les cabanes et des échelles. Nous nous mettons torse nu, dans l’esprit sportif du jeu.
Accroché à l’une des poutres, très en hauteur, JP saute, les bras grands ouverts, vers une autre hauteur. C’est magnifique : l’angle de vue, la lumière qui l’entourait, l’espace qu’il ramenait à lui avec ses longs bras, comment ai-je pu rater cette photo ? Lorsqu’il recommence l’opération, cette fois de la seconde poutre vers le sommet d’un arbre, je suis prêt, mais les branches et les feuilles gâchent tout le visuel.
Je me surprends à penser à la qualité de cet environnement naturel, où JP en tout cas se sent si bien. Je me demande à quoi peuvent ressembler les autochtones, et il ne faut pas longtemps à un grand homme-nuit, la peau foncée, pour me trouver. Il se déplace les yeux clos, autour de ses paupières sont cousues des petits bris de porcelaine blanche et bleue, qui ramènent l’idée d’une pupille. Voilà le piège.
Pour gagner du temps, j’attrape la corde d’ornement qu’il a nouée autour de son cou et je la fais passer derrière une poutre, en la tirant de toutes mes forces. Vraiment, je ne sais pas qui est le plus à plaindre, de moi qui n’ai pas encore pu jouer, mais dont le sursis touche à l’évidence à sa fin, ou de JP qui s’est amusé comme un fou, mais que dévore déjà un gros félin à dents de sabres.