Engagement
C’est une toute petite ile, à la périphérie semblable à celle d’une cour d’école ou d’un terrain de jeu. Au centre de l’ile a poussé un bosquet dont la traversée est un raccourci inutile vers les divers bouts de la plage, et aussi une blague de répétition. Lorsque j’y arrive, H a déjà condescendu a ce que nous faisions quelque chose ensemble. Mais elle est convaincu aussi que rien ne marchera jamais. Ma vie routinière sur l’ile consiste en des séries d’epreuves répétées : rencontrer les miliers de ses amis, me souvenir de leurs prénoms, de leurs surnoms, du surnom de ceux qui ont le même surnom, du prénom et du surnom de ceux que je n’ai jamais vu mais qui constitueront le sujet d’une épreuve à venir; rencontrer ses collaborateurs, retenir ce qu’ils font, où ils ont officié et avec qui, les grands enseignements qu’ils délivrent dans diverses matières qui doivent m’intéresser, faire de la place à leurs nombreuses et contradictoires visions du business; rencontrer la famille, leurs codes et leurs langues... Plusieurs épreuves de mi-parcours sont des épreuves sportives. Contrairement à ce que je pensais, cette grande farandole est plus épuisante pour celui qui l’organise que pour celui qui la subit. Au fur et à mesure que mon corps court et s’étend, dans mes rêves, celui d’H s’affaisse. Il me semble, mais je n’en suis pas certain, que je sors vainqueur de toutes ses épreuves. Il se peut bien sûr que je triche parfois, par exemple en laissant un de ses amis devenir mon ami, en dirigeant moi-même un projet avec l’un de ses collègues; disons qu’en contournant certaines règles, je dénonce aussi l’absurdité comique de l’épreuve, qui est a l’image du petit bosquet : une espèce de grand embranchement rigoureux vers la même petite chose circulaire. Cependant, tout cela me convient, le jeu est le jeu, toute lèpre est habitable, et le temps que je passe à convaincre et à séduire je le passe aussi sur les intimes étendues de sable à apprendre à vivre selon les rites des autres.
Vient une épreuve dont je ne saurai que plus tard qu’elle est la dernière. Un grand picque-nique se prépare, et tout le monde est impatient. H, étrangement, n’apparait plus, ou de moins en moins. Ses amis et ses collègues célèbrent retours, départs, mariages et anniversaires sans que son absence prolongée ne soit d’une tristesse insurmontable. Je suis le seul, on dirait, a questionner les raisons de ce manège qui, si ce n’est pour elle, ne me vaut rien. Je reste concentré, mais je garde l’oeil ouvert - peut-être cette absence fait-elle aussi partie de l’épreuve.
Au sein de l’organisation du grand picque-nique, je trouve ma place très facilement. On me confie la tache de ramener la meilleure nourriture, et je connais cet indigène libanais dont les mezze raviront tout le monde. Nous occupons alors l’intégralité de l’étendue de l’ile. Mais, parmi les jeux d’équipe dont je ne comprends pas les règles, les langues que je ne parle qu’imparfaitement, les personnes dont la confiance m’est nouvelle, les remerciements que j’estime ne pas mériter et le bonheur impensable pourtant rassemblé, à la force des bras, dans ce vaste océan, toujours aucune trace d’H. J’apprendrai par voix indirecte qu’elle déteste cette ile invivable et sans ombre, perdue sous les nuages ingrats, criblée de gens à voir, d’histoires a écouter et d’etrangetés a comprendre. Et en premier lieu, pensai-je en me demandant comment je vais dormir si même mon bosquet est envahi par les grandes constructions qui ne m’appartiennent pas, l’étrange bruit de ce monde bâti selon ses règles et, soudainement et uniquement à elle, devenu inhabitable.
Paris, 11 novembre 2010