Une longue place de sable, où perce un petit lac, planté d’une île convoitée au milieu. Transats, jeux de ballons rayés, parasols, vendeurs de glace, reflets de crème solaire sur les omoplates saillantes, l’obscénité de l’âge en bikini.
Assis au comptoir du bar, sur un tabouret de bois, sous un toit de feuilles, la paille plantée dans une boisson stratifiée, j’apprends que jamais ni moi, ni mes amis n’atteindrons cette île centripète, qui est la seule raison à la fois de ma venue ici, des parkings à camping-cars, des hôtels à balcons et de toute l’économie de cette plage. En quittant mon cocktail, dépité, je me dis que, quitte à tout perdre, autant tout perdre, et je laisse tomber le Leica dans le sable, dédouané de toute suspicion d’inconscience par la parfaite connaissance des risques que le sable fait courir à ses rouages. Cependant, au loin, l’île me semble fate et moribonde, sans doute que le seul privilège de ceux qui y parviendront sera d’être regardé et commentés par le grand cercle des autres. Quelle perte remplaçable !
Je fais donc demi-tour pour ramasser le Leica, je me souviens parfaitement d’où je l’avais fait tomber : près d’un losange de sable rouge. Mais je ne le trouve pas, je ne le trouve pas. Inexplicables, les larmes me remplissent, et comme un enfant qui a perdu sa mère dans une place aveugle de monde, persuadé qu’elle existe cependant, précise et unique parmi le nombre infini des grains de sable, je me raccroche à l’espoir qu’un pas inattentif ait enfiché l'appareil dans le sol, et qu’il me suffira de le tirer par la coriace lanière de cuir.
Premières larmes depuis 3 ans, avec Lue au Lamfé.
Rue Saint marc, 11 octobre 2008
C’est toute une fratrie qu’on enterre, morcelée, un à la fois. Chaque soir, depuis des semaines, avec le même costume je me présente à l’église. Un soir, il me prend de pleurer sur Lue, sur l’idée qu’elle puisse souffrir. Je me dis, en approchant du perron, que ces larmes seront sans doute mésinterprétées, et qu’elles ne desserviront pas le deuil des autres.
Sylvain, qui m’accompagne plutôt ce soir que d’autres soirs, cherche à garer la voiture. Pour ne pas attendre bêtement, je tourne un peu devant une autre église, où on enterre d’autres morts. Les familles qui en sortent ont cependant un deuil plus joyeux que les nôtres. Certains visages creusés parce qu’ils sont vieux, d’autres visages jouent au football avec les enfants. J’y rencontre une fille, qui m’accompagne naturellement. Elle me caresse le bas du ventre avec le sourire, peut-être sans savoir ce qu’elle réveille. Je me convaincs de bifurquer du chemin de l’enterrement, vers cette esplanade verte, plantée de rangées de chaises, où je songeais à venir et qui sera notre coin tranquille. Il y a une trappe qui couvre un trou dans la muraille. Je la soulève et ne vois que le paysage. "Nous sommes peut-être trop haut" pensai-je, "si nous passons, nous tombons". Finalement cette idée me fait plus peur que l’interdiction d’être ici. Mais la fille téméraire passe dans le petit trou et m’amène avec elle. Les gardiens qui nous repèrent partent à notre poursuite, mais nous courons heureux. Je ne sais pas ce qui nous lie mais nous sommes secrètement calmes. Quand un autre gardien nous barre la route, elle lâche mon bras, plonge dans la mer, et révèle sa magnifique queue de sirène, qui s’éloigne gaîment et sans m’abandonner. Au loin quelques collines sur l'eau et des maisons d’où disparaissent des fumées, le soleil calme sur les yeux des goémons, la certitude de la revoir et l'Alizée qui me font écarter les bras comme un aéroplane.
Paris, Janvier 2009.
Le temple d'Ephèse
En 1876, dans la Bibliothèque des Merveilles, Lucien Augé, excursionniste, écrivain, raconte son voyage aux sept Merveilles du monde. Le récit mentionne le départ de Bodroum, ancienne Halicarnasse, lieu d’enracinement du tombeau qu’Artémise II, reine d’Halicarnasse, fit construire à la mort de son frère et époux, Mausole (~377–353 avant J.C.). Dans le cours du quatrième siècle avant Jésus-Christ, on sait qu’Aristote (385–322 avant J.C.) vanta les beautés du tombeau à son disciple Alexandre (356–323 avant J.C.). Beauté qui légitime que, sur la piste des sept Merveilles du monde, le Mausolée fut le second point de visite d’Augé, parti de l’île de Rhodes dont on connaît la Merveille et voyageant vers le nord.
Dans la ville d’Ephèse, des ruines : ce qui restait alors du temple de Diane. Pline l’ancien (Naturalis historiae, Teubner, 1933) écrivit de lui qu’il nécessita « deux cent vingt ans de travaux, et avait été élevé aux frais des rois et des principales cités de l’Asie. On le plaça sur un sol humide pour le mettre à l’abri des tremblements de terre ; et pour que cependant les fondements d’une masse aussi considérable ne portassent pas sur un terrain glissant, on établit d’abord un lit de charbon broyé et de la laine par-dessus. Le temple entier a quatre cent vingt-cinq pieds de long et deux cent vingt de large. Cent vingt-sept colonnes, présents d’autant de rois, s’y alignent ; elles sont hautes de soixante pieds. De ces colonnes trente-six sont sculptées ; une l’a été par Scopas. L’architecte fut Chersiphron. On eut une grande difficulté pour placer le linteau de la porte. C’était une masse énorme, et tout d’abord, elle ne portait pas d’aplomb. L’artiste désespéré songeait à se tuer ; mais Diane lui apparut en songe, l’exhortant à vivre et lui promettant qu’elle-même allait mettre la main à l’ouvrage. En effet, le lendemain, le linteau était en place et parfaitement d’aplomb ». Diane d’Aricie est une déesse des fonctions génératrices et de l’enfantement. Son nom est assurément latin, mais elle se trouve tôt assimilée à Artémis, la déesse grecque. Elle en reçoit la virginité, le goût pour la chasse, l’association avec son frère Apollon et les attributions lunaires.
Visiter le Temple après Mausole était un parcours habituel : lorsque René, l’exilé Natchez, s’élança seul sur cet « orageux océan du monde », ce fut aussi pour témoigner des paysages grecs « où les palais sont ensevelis dans la poudre et les mausolées des rois cachés sous les ronces ». Car le temple d’Ephèse que Pline décrit était probablement le septième. D’autres l’auront précédé : les recherches de D.G. Hogarth pour le British Museum (Excavations of Ephesus, éd. inconnue, 1908) suggèrent que le site était employé comme lieu de culte depuis au moins le VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Le nombre exact de temples qui se sont succédés reste flou, mais les fouilles attestent d’une évidence archéologique : les temples antérieurs à celui d’Alexandre ont été détruits, et l’un d’eux, le dernier, effectivement enseveli dans la poudre, le fut par le feu, incendié au IVe siècle avant J.C. par un homme dont, presque ironiquement, on oublia beaucoup mais pas le nom.
Erostrate est cet Ephésien obscur qui incendia le temple d’Artémis, la nuit de la naissance d’Alexandre, en 356 avant J.C., pour immortaliser son nom. Les Ephésiens le torturent, le brûlent, condamnent à mort quiconque prononce son nom. Ces quelques informations fondent, à elles seules, la quasi-totalité des discours articulés autour d’Erostrate. Chaque citation, chaque description reprend, quasiment systématiquement, cet enchaînement de formes : position géographique (Ephèse) et temporelle (avec une troublante précision : le 21 juillet 356 avant J.C.), sa qualité d’incompris, de fou, de malade, d’obscur, son lien avec le Temple, le lien historique avec Alexandre et, bien sûr, son nom et son motif : l’immortalité patronymique. L’entrée “Hérostrate” du Harpers Dictionary of Classical Antiquities est, de ce point de vue, tout à fait significative de l’état de notre connaissance :
« Hérostrate : Ephésien qui incendia le Temple d’Artémis à Ephèse la nuit-même où naquit Alexandre le Grand, en 356 avant Jésus-Christ, dans le but de devenir immortel. »
Son histoire est peu connue mais continue de flotter çà et là, dans la culture occidentale. Au cœur de l’Artémision, dans le naos aux alcôves d’ébène, il aurait connu les vers d’Héraclite ; pour son acte, dans ciel rouge, il aurait été condamné par la ville à être supplicié ; bâillonné, on l’aurait prévenu de crier son propre nom ; il aurait entendu, ligoté dans les caves, son œuvre se réaliser et la pierre noircir ; sous le supplice, sa poitrine se serait marquée du croissant de lune d’Artémis, parce que l’histoire des grands hommes est l’histoire des cicatrices que ces hommes gardèrent de leurs faits les plus uniques ; parce qu’il importe que le corps témoigne de ce que nous sommes tout entier (les phrases qui précèdent sont les conjectures de bons littérateurs). La mémoire d’Erostrate, pour les Ephésiens, devait disparaître avec l’homme. On le brûla en premier, l’interdiction de parler de lui et le temps firent le reste. Mais si l’on se souvient peu d’Erostrate, c’est qu’on se souvient tout de même assez de lui pour dire que l’on s’en souvient peu. Il n’existe pourtant, à ma connaissance, aucune compilation sur Erostrate.
Ce qui a été écrit sur Erostrate
Interrogé sur le sujet, notre contemporain U. Eco, dont on connaît l’érudition, se fendit d’une recommandation amusée (la lecture de l’aphoriste polonais Stanislaw Jerzy Lec) et d’un désespérant constat : « d’Erostrate, dit-il alors, on ne sait rien qui n’ait pas déjà été dit ». Par curiosité, chez Lec, on trouvera ceci, uniquement (Nouvelles pensées échevelées, Noir sur Blanc, 1993) :
« Comment pourrais-je m’enflammer d’indignation au seul nom d’Erostrate puisque je n’ai pas vu l’architecture du Temple d’Artémis à Ephèse ? ».
La coïncidence étrange qui voudrait que le Temple brûlât le jour de la naissance d’Alexandre pourrait faire soupçonner une dramatisation. Mais la rencontre avec un premier texte soulèvera un contre argument majeur : bien qu’aucune des sources rencontrées ne sache jamais d’où provient l’information sur Erostrate (souvent, d’ailleurs, on la trouvera tempérée par le doute), la simultanéité de la destruction du Temple et de la naissance d’Alexandre est mentionnée par Plutarque (Vies parallèles, GF, 1995) :
« Alexandre naquit donc le six du mois Hécatombaion, que les Macédoniens appellent Loios, le jour même où le temple d’Artémis fut brûlé à Ephèse. Hégésias de Magnésie fait à ce propos une remarque assez froide pour éteindre cet incendie : il est naturel, dit-il, que le temple ait été détruit par l’incendie, puisqu’Artémis était occupée aux couches de la mère d’Alexandre. »
Plutarque (Ier après J.-C.) dressait des biographies romancées, historiquement très appréciées et dont le style se développe en parallèle du roman latin. Il est tout à fait compréhensible qu’il insère un encart sur la curieuse naissance d’Alexandre. Mais Plutarque ne cite pas Erostrate. Le temple aurait pu brûler pour mille raisons, et Erostrate avoir été inventé par les siècles suivants.
On trouve, dans l’édition de 1595 des Essais de Montaigne, un chapitre sur la gloire, où l’auteur s’appuie sur l’histoire d’Erostrate :« Trogus Pompeius dit de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils estoyent plus désireux de grande, que de bonne réputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle : et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. »
Si le lecteur consulte le texte de Trogue Pompée (Cnaeus Pompeius Trogus) faisant mention de l’histoire d’Erostrate, il n’y trouvera rien et fera les frais d’une erreur de Montaigne. Imputable, peut-être, à l’état de l’orthographe au XVIe (antécédent à l’Académie française et à la réforme de la langue de 1635), ou à une simple faute de copie, l’erreur de Montaigne fut de remercier Trogue Pompée qui, pourtant, n’a jamais écrit sur Erostrate. Trogue Pompée est un historien latin d’origine gauloise, contemporain de Plutarque et auteur des Historiae philippiquae, une histoire universelle dont le corps original a totalement disparu. Ce qui nous en est parvenu n’a pas survécu en fragments, mais regroupé dans un seul et unique Epitome, compilé par un historien latin du IIe siècle : Justin (Marcus Junianus Justinus). Dans sa préface, Justin rend hommage au travail de Trogue Pompée :
« Alors que de nombreux hommes de dignité et même des provinces consulaires de Rome avaient fait l’histoire des faits (res) romains en langue grecque et étrangère, Trogue Pompée a composé les histoires de la Grèce et du monde entier en langue latine, un homme d’une éloquence ancienne, charmé ou bien par l’ambition de la gloire ou bien par la variété et la nouveauté de l’œuvre a rapporté les histoires de la Grèce et du monde entier en langue latine pour que nos faits puissent être lus en grec et que les faits grecs puissent êtres lus aussi dans notre langue, proche de la réussite par la grandeur de son esprit et de sa personne. »
C’est donc bien sur les Philippiques de Trogue Pompée que Justin travaillait, or le corps de l’Epitomé est vierge de toute trace d’Erostrate. L’abrégé se compose de 44 livres, conservés et traduits, dont les numéros XI et XII couvrent le règne d’Alexandre, et on ne trouvera aucune mention, dans ces livres, de l’histoire qui nous intéresse. Si donc Trogue Pompée a jamais écrit sur les flammes de l’Artémision, Montaigne n’aura pas pu le savoir, sauf source inconnue et introuvable, ce qui revient au même. Seulement la logique joue en notre faveur (Trogue Pompée est à cinq siècles d’Erostrate, il ne peut pas être une source première), mais, en sus, un second chemin nous permet de laisser de côté la piste Montaigne.
Le Thésaurus de l’Encyclopédie Universelle confirme l’article de Konrad Wickert paru dans la Kleine Pauly. Or selon ces deux sources, ce n’est pas à Trogue Pompée mais à Theopompus qu’il faut attribuer le mérite d’avoir transmis le nom d’Erostrate aux générations futures. Theopompus de Chio était un orateur du IVe avant J.C. dont on a peu de traces. On trouve chez J.F. Michaud (Biographie universelle ancienne et moderne, Delagrave, 1998) les quelques précisions suivantes : il naît avant 369, vit en expatrié à cause des relations de son père Damasistrate, mais est autorisé à revenir à Chio par Alexandre. Survivant au prince, il meurt exilé dans une retraite si extrême qu’on ignore le lieu et la date de sa mort. Théopompe s’impose très vite comme brillant orateur. Grâce à un texte d’Aulu Gelle (Nuits attiques, Dubochet, 1842), on sait que, lorsqu’Artémise II attire vers elle un grand nombre de discoureurs pour le panégyrique de Mausole, entre 353 et 338, Théopompe emporte le prix sur ses concurrents, au nombre desquels figurait Isocrate, son maître :
« 5. Le jour où elle dédia le monument aux mânes de Mausole, elle établit un concours pour célébrer les louanges de son époux ; le prix était une somme considérable d’argent, et d’autres récompenses magnifiques (rerum bonarum amplissima). 6. Des hommes distingués par leur génie et leur éloquence, vinrent disputer le prix ; c’était Théopompe, Théodecte, Naucrites. On a même dit qu’Isocrate avait concouru. Quoi qu’il en soit, Théopompe fut proclamé vainqueur. Il était disciple d’Isocrate. »
On déduira de ce récit, bien sûr, le talent de l’orateur, mais surtout le goût que Théopompe avait pour le succès, au point de se vanter d’une victoire sur son maître. Mais, si Théopompe est bien celui qui a transmis le nom d’Erostrate, la plupart de ses écrits a disparu. Ce qui nous reste a été consigné en fragments (Eysson Wichers, Leyde, 1829), mais son œuvre principale, Philippica, 58 livres sur le règne de Philippe de Macédoine, père d’Alexandre, est entièrement perdue. Pour remonter à lui, Konrad Wickert propose les trois mêmes sources secondes que le Thésaurus de l’E.U. : Elien, Solin et Strabon.
Elien (Claudius Aelianus), rhéteur grec du IIe siècle après J.C., cite Erostrate dans un ouvrage que nous avons conservé (De natura animalium, Jacobs, 1832). On l’y trouvera aux côtés de Hippon et Diagoras comme les ennemis des dieux (Dante citait Judas Iscariote, Brutus et Cassius comme les traîtres à Dieu et à César) :
« Au contraire, Hippon, Diagoras, Herostratus et tous les autres ennemis des dieux, comment auraient-ils éloigné leurs mains des racines ou des autres objets consacrés, eux qui [défaut de traduction] et les noms des dieux ou leurs hauts faits, comment auraient-ils essayé de les soutenir ? »
Mais, à aucun moment, le nom de Théopompe n’est mentionné. Jamais Erostrate n’est lié à Théopompe. Elien ne constitue donc en aucun cas une source seconde puisqu’il ne permet pas de constituer une chaîne. Il nous fournit uniquement une source (et ici de premier ordre, puisque proche d’Erostrate de six siècles) qui permet de dater l’histoire, au moins en termes de minimum : l’histoire d’Erostrate n’a pas été inventée au moyen âge comme ont pu le soutenir certains chercheurs du Département Classique de l’Université de Puget Sound ; pas, en tout cas, sans remettre en cause la véracité du texte d’Elien.
De même, Strabon, géographe grec du premier siècle avant J.C., auteur connu pour sa Géographie en 17 livres, cite Erostrate comme incendiaire, mais sans préciser sa source :
« Le premier architecte du Temple d’Artémis fut Chersiphron, et ensuite quelqu’un d’autre l’agrandit. Mais quant il fut brûlé par un certain Hérostratus, les citoyens en construirent un autre meilleur grâce aux ornements des femmes et à leurs propres biens collectés, ainsi qu’à l’argent des colonnes du Temple. »
Enfin, on trouvera le même travers dans le texte de Solin (Caius Julius Solinus, première moitié du IIIe siècle après J.C.), dont la meilleure copie contemporaine provient du travail de Mommsen (Collectanea rerum memorabilium, Bérolini, 1885) :
« En effet Hérostrate, pour que le souvenir de son crime étende sa renommée, a allumé l’incendie de la noble fabrique de sa propre main, comme il l’avait dit lui-même, dans le but d’atteindre une célébrité plus grande. Donc on note que le temple d’Ephèse a brûlé le même jour qu’Alexandre le Grand est né à Pella. »
Aucune des trois sources secondes, donc, ne mentionne le lien entre Erostrate et Théopompe. Une autre information confirme ce fait : les fragments de Théopompe par Jacoby ne mentionnent ni Elien, ni Strabon, ni Solin. Ce qui confirme que les textes cités supra sont bien ceux avec lesquels Jacoby a travaillé, et qu’il n’y est nulle question de Théopompe (Die Fragmente der griechischen Historiker, Jacoby F., 1923).
On trouvera pourtant le lien entre Théopompe et Erostrate dans les Factorum et dictorum memoriabili de Valerius Maximus (~20 avant J.C. – 50 après J.C.), probablement compilés vers 30 après J.C. :
« Ici, la soif de gloire appelle le sacrilège. Un homme comptait brûler le temple de Diane, de sorte que la destruction de ce magnifique édifice répande son nom dans le monde entier. Sa folie l’a mené au désastre. Les Ephésiens ont effacé le souvenir par décret mais l’orateur génial Théopompe l’a inclus dans son histoire. »
Étrangement, on ne fait aucune référence à Valerius Maximus dans aucun des textes sur Erostrate, pas même dans les grandes bibliographies. C’est pourtant lui qui nous permet de situer Erostrate avant le premier siècle après J.C. et, si l’on accorde crédit aux assertions de l’auteur, de lier le personnage à Théopompe.
Pour parler du récit
Je ne précise ce qui suit que par inconscience d'avoir déjà tant ennuyé le lecteur.
Au siècle d’Alexandre, le récit historique se sépare du style de Thucydide, Périclès, Cléon ou Xénophon, dont les personnages n’ont aucune existence en dehors de leur rôle historique et politique. C’est grâce aux textes de Théopompe et de ses héritiers Duris et Phylarque que le discours vient à s’appeler praxeis, terme difficile à traduire, mais qui ressemble étrangement au dis–cursus de Barthes : praxeis, ce sont des actions, des actes, des affaires, des intrigues. Le style de Plutarque est déjà présent dans la vision que Théopompe avait du récit. Pour lui, l’agent de l’intrigue n’est plus la cité-état mais l’individu et ses travers. Chez Théopompe, c’est le désordre, la débauche, la licence qui priment sur la droiture. L’aventure s’y fait facilement, parce que la vie de ses héros est jalonnée d’actes mémorables, quoique grands de par leur densité événementielle plus que par leur majesté. La perfidie, le laisser-aller sexuel, l’avinement ou les injures construiront un caractère. Le style de Théopompe catapulte tout simplement la vie de ses héros (tentaculaire, insaisissable) dans le domaine de l’aventure (typique et une), par le recours à l’emphase.
D’autres auteurs parlent d’Erostrate, ou plutôt, le font parler, à commencer par Sir Thomas Browne, au XVIIe, dans son discours sépulcral le plus connu (Hydriotaphia, Lincoln’s Inn Library, 1686) : le nom de celui qui a brûlé le temple d’Artémis à Ephèse, soutient-il, a survécu à celui de l’homme qui l’a construit. Même leçon, chez Colley Cibber (Richard III, Tom Dale Keever, 1700) qui, comme Browne, ne cite pas ouvertement Erostrate, mais en fait mention claire :
« Th’aspiring youth that fir’d th’Ephesian Dome Out-lives in Fame the pious Fool that rais’d it. »
Au XIXe, on pouvait encore écouter l’opéra de Ernest Reyer sur Erostrate, quelques années avant que Lucien Augé, notre voyageur des sept Merveilles du monde, ne note avec lucidité :
« Ce pauvre Erostrate. On le traite de fou ; il raisonnait cependant fort bien. Il voulait immortaliser son nom, n’y a-t-il pas réussi ? Dira-t-on que cette immortalité, achetée au prix d’un temple dévasté, coûta bien cher ? Mais la Grèce, l’Asie devaient payer bien plus cher encore l’immortalité d’Alexandre. Erostrate fut immortel à meilleur marché. »
Mentionnons encore les mots de Flaubert, Sartre, Nadaud, Schwob bien sûr, Roggeman, Nietzsche, Mantione, Pessoa, Villiers de l’Isle Adam, du jeune Lorenzo de Musset et du narrateur de Quelques mots à un autre, d’Hugo.Macbeth (régicide), Oreste (matricide, régicide), Hamlet, Rostopchine (incendiaire de Moscou, en 1812), Alexandre (conquérant implacable), Attila (massacreur et fratricide), Brutus (Marcus Junius : assassin de César), Papavoine (condamné à mort et guillotiné le 25 mars 1825 pour avoir poignardé deux petits garçons au Bois de Vincennes, sous les yeux de leur maman), Brutus (Lucius Junius : infanticide), Diagoras (de Melos : a effrontément déclaré son athéisme à la face des dieux) et Néron (aux traîtrises et assassinats innombrables) ; voilà la suite que le XIXe siècle littéraire donne à Erostrate. Des meurtriers, des ambitieux, mais des grands hommes dans leurs meurtres, si l’on reconnaît que la seule aune à laquelle se mesure la grandeur historique est la pérennité du nom dans la mémoire des hommes.
Si l'on pouvait conclure
Dans les textes et dans les paroles, Erostrate est cité en exemple – du mal absolu, du fanatisme, du mysticisme ou du caractère intolérable de la Révélation et de la jalousie envers ceux à qui elle est faite. Mais il n’existe historiquement plus aucun lien entre la personne humaine et notre connaissance. A la vue des documents que nous possédons, qui sont de multiples et dispersées citations, il est tout à fait probable qu’Erostrate n’ait jamais existé. L’homme hypothétique, qui fut triste un soir, sans raison, amoureux, essoufflé et trempé par une pluie comme le furent tous les hommes au cours de leur vie, est devenu un point, un tout petit point, sans retour possible ; il est devenu le mythe d’Erostrate l’incendiaire ; le reste est de la conjecture.
A la fin, je suppose que toutes les choses deviennent des mythes ou des images, à cause du découpage de la mémoire – que garderas-tu de cette histoire ? Le Borges de 67 parlait beaucoup de poésie épique saxe, et des contes des skalds. Dans l'une d'elle, The Seafarer, le narrateur est un humble voyageur. Ce n'est pas un homme brillant qui mourra jeune d'une maladie pulmonaire, ce n'est pas un tuberculeux qui laissera son meilleur ami publier ses textes tortueux. On l'imagine racontant simplement ce qu'il voit : "it snowed from the north, frost bound the ground, hail fell on the earth, the coldest of seeds". Vous avez sans doute compris ce que j'essaie de dire péniblement : cette distance historique et cette proximité humaine, la fidélité dans la voix du voyageur est un attribut du poème. Ainsi de suite : la mort de césar est un attribut de César, comme l'histoire floue d'Erostrate est un attribut d'Erostrate, comme Kafka et John Butler Keats sont tout entiers dans le Chateau et dans chaque première lecture du homère Wiliam Chapman.