La mort de Jean-Paul Bluker
Au printemps de 2004, l'héritage que m'avait laissé mon grand père, Henri Victor Dandrieux, s'était épuisé. Il en restait une petite Rétinette Kodak de 63 ou 64, sans télémètre et sans luxmètre. L'objectif entrait parfaitement dans la main, et j'avais pris l'habitude de le tenir quelques heures par jour, dans le métro et au Palais Royal, en espérant que sur ces premières photographies le monde apparaisse plus beau ou plus sensé.
Au mois de juin, mon père, qui s'appelle Jean-Paul Bluker ou Olivier Bluker, reprit contact après peut-être quatre ans de voyage. Nous nous promîmes de nous revoir, comme nous nous l'étions jurés déjà, sans y être fidèle. Pour cette raison, j'apportai au point de rendez-vous le seul livre que je savais pouvoir lire et relire pendant l'éternité patiente, qui n'a pas de début et pas de fin, et dont les pages semblent sourdre du plat. Finalement, mon père vint. D'abord il ne me reconnut pas. Puis, en m'apperçevant, il remarqua "mais, t'es pas noir !", ce à quoi je répondis "non, je ne suis pas noir". Le rendez-vous avait été donné sur les marches le l'Opéra Garnier, à Paris.
Nous passâmes cet après-midi dans le petit square Louvois que veillent les fenêtres de ma chambre. Je souhaitais lui dire que j'habitais là haut désormais, que j'avais réussi, mais je ne l'ai pas fait. A aucun moment je n'ai regretté d'avoir oublié la Rétinette, mais, depuis le lendemain, elle ne me quitta plus, puis le Leica ne me quitta plus. Sur les photos qui existent de moi depuis ce jour, il y a toujours une bandoulière de vieux cuir qui marque mes manteaux, ou le Leica, sauf sur les deux autoportraits que j'ai un peu honteusement tenté de réaliser pendant ces cinq ans. Mes amis prirent des nouvelles de l'appareil photo, à la manière que quelque chose qui fait partie intégrante de votre vie tout en y étant véritablement étranger, comme un colocataire, le souvenir de qui nous étions en 1999 ou la maladie. Dans leur oeil comme sur les photographies qu'on me montrait, j'étais devenu un photographe. Mais, au fond, l'appareil songeait au jour où il rencontrerait mon père. Nous pourrions prendre à ce moment une photo de lui, qui parlerait à la fois de mon père et de moi, c'est à dire de ce que la photographie révèle d'une personne malgré ce qu'elle souhaite montrer, et de ce qu'elle révèle du photographe qui tire, édite et choisit de publier, même parfois si ce n'est pas facile, quelque chose qui, en 1/1000e de seconde, rassemble tout ce qu'il est.