
le compte à régler Ca sentait le chanvre et le fusil de ut. Il m’a regardé dans les canines, j’ai vu son sourire ruisselant d’amertume, l’air déluré des hommes qui touchent au but et le couteau qu’il portait bas à la ceinture, son teint basané et son âme noire et épaisse, l’âme salie par le meurtre en gestation. Les dieux débordaient des tableaux et, dans la galerie où nous n’étions alors plus que deux, il murmura quelque blasphème. J’ai entendu citrouille et entonnoir mais il parlait de nos familles et de ma sœur, de vieilles dettes à solder. J’ai vu le témoin de mon dernier souffle, planqué sur le plat d’une échelle, il n’avait pas pu fuir avec les autres et, comme les chats, il avait cherché les hauteurs. Je ne suis pas vraiment mort, j’avais la lame dans le cœur mais le vieux Terkowsky, le gardien à l’échelle qui avait tout vu, emporterait mon fantôme dans ses histoires pour enfant, le fantôme d’un combat de musée au couteau, donné pour les dieux des tableaux dans une vieille galerie de l’Hermitage.
Le contrat Le petit bras de la japonaise brinquebalait ses bracelets clinquants, comme si le talon de la fille, qui faisait comme des pinces au lieu des chaussures, lui faisait prendre le pavé un poignard dans le flan. Don Patrica me dit qu’il était trop tard, que tout était décidé et bien en ordre. Il me sortit l’enveloppe avec l’argent et les posa sur la table du café. Je ne comptai pas la liasse conclusive. Mais c’était pas sérieux, il avait un pignon entre les dents de devant et l’air éclairé des ivrognes qui viennent de croiser une étoile ; c’était la folie que je lisais sur son visage et que j’étais peut-être le seul client à lire. « Je connais la musique », je lui ai dis. Je me suis levé, il a cru qu’on avait un deal mais moi je voulais juste filer le train de la japonaise au cul tordu. Sous ma soutane, avec mon fusil mitrailleur, elle devinerait jamais le type qui assassinerait le Pape demain, pour une montagne de biffetons, depuis la mezzanine la plus éclairée de la Piazza San Pietro.
Encore vers 2000 ou 2001, au début de l’ombre de la rue Montpensier, on pouvait descendre les marches qui menaient a un bar, a juste titre nommé le Caveau.
Le Caveau n’avait pas d’horaires. Il arrivait qu’on s'y serve la bière soi-même, ou qu’on la serve aux autres. Les vraies photographies d'un soir, qui décoraient les voûtes que l’on touchaiit de la tête, avaient l’air plus anciennes que les fausses reproductions de Bernard Shaw, de Beckett et d'Ernest Hemingway.
Chaque soir, le premier hôte, en passant la porte vitrée, devait prendre la craie et inscrire une citation an anglais sur un tableau suspendu. John Connely, qui vivait en France depuis 14 ans, et ne parlait pas un seul mot de Français, décernait ou refusait l’hospitalité du lieu. John est un homme très grand et un peu courbe, à la moustache blanche, aux cheveux blancs. N’importe quel compagnon lisait sur son visage une antique majesté, ressemblant au vagabond du conte de Hawthorne, ou aux traits d’un roi déchu des Secgens. En remerciement de nos longues discussions de bar, je me souviens lui avoir trouvé une édition anglaise d'un des livres qui est inépuisable, et qui n'est ni la Bible, ni l'Odysée. Il complimenta un soir l’éducation que je reçus de ma mère, j’appris ce jour le mot « streetsmart ».
Comme tout le monde, j’arrivais au caveau par hasard, la nuit, après une tristesse ou une grande joie, avec des amis ou seul, ou parce que je ne voulais pas dormir. Il y avait un Irlandais barbu, Brian, qui travaillait de nuit à l’AFP, place de la Bourse. Il passait, avant de prendre son service, pour boire un verre de vin cuit. Brian recevait les dépêches de la nuit, qui paraîtraient au matin dans la presse. Il lui arrivait de nous appeler, tard ou tôt dans nos histoires, pour nous dire ce qui serait déjà arrivé le lendemain matin, et qui nous serait encore, jusqu'à ce que nous nous abandonions au chemin du retour, une sorte de futur.
Le caveau ferma définitivement en 2004 ou en 2005. Dans les mêmes pièces, dont on inversa l’ordre, on installa un bar lounge fréquenté.
John Connely, dont j’ai eu l’honneur de recevoir l’amitié, se mit a peindre des pommes dans une mansarde, rue de la Lune, de l’autre cote de la Bourse. Plusieurs années se sont écoulées avant que je ne le revoie. Je cherchai a manger rue Saint André des Arts, au milieu d’une journée de rendez-vous et de réunions. Je portais un costume marron à fines rayures et un trois-quart gris anthracite. Dans les poches du manteau de John, qui était vert, il y avait des trous et des bouteilles de bière. Il avait la barbe et l’odeur de quelqu’un qui partage ses nuits avec d’autres invoulus. Nous primes un café en parlant de la rue, de ce qui était le plus dur, du regard de ses enfants, et aussi de poésie, d’une jeune fille de quelques années laissée sur un récif d’Espagne. Il me cita un de ses vers préfères, qui est de Borges, et dont je ne me souviens plus, puis un palindrome de la langue anglaise qui était « a man, a plan, a canal : panama ». Je voulus lui trouver le long palindrome de Queneau mais il refusa, parce qu’il ne parlait pas Français. Si quelqu’un pouvait lui trouver une chambre, avec l’eau courante pour se raser le matin, et un rebord de fenêtre pour écrire sa poésie, dans une ville aussi avare que paris, dit John, c’était moi. Nous nous quittâmes au croisement où la rue Bonaparte et la rue de l’Abbaye ouvrent la Place Saint Germain. Nos n'avions rien de précis à faire.
J’ai raconté cette histoire à tous mes amis, à ceux qui le connaissaient du caveau et qui, faisant semblant d'être lui, lui servirent des pintes de Guinness alors qu’il s’asseyait sur un fût, le torchon à l’épaule et ses yeux clairs tranquilles. A ceux qui avaient entendu parler de lui, et à ceux qui ne l'avaient vu qu'une fois, j'ai aussi raconté notre rencontre, et tous s’émurent pratiquement. Je n’ai pas personnellement cherché cette chambre, mais je me souviens avoir regretté avec un peu de honte que personne ne m’en proposât une.
Hier nuit, John est venu me visiter en rêve, pour me rappeler mon détachement vis-à-vis de son aventure, les mille ressources que je n’ai pas mobilisées, les connaissances qui me sont redevables, les vieilles dettes et les retours d’ascenseur qui dorment dans ma vie sociale, et qui sont l’or infructueux que se réserve le dragon, au cas où quelqu’un en aurait un jour besoin.
Vienne, le 20 mai 2008